Page:Leblanc - De minuit à sept heures, paru dans Le Journal, 1931.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ploi du temps pendant les fameuses deux heures. C’est ça, hein ?

À ces questions posées d’une voix canaille, à ce tutoiement qui le souffletait, le ravalant au rang des malfaiteurs professionnels, à cette main appesantie sur lui comme l’étreinte impitoyable de la loi, à cette accusation d’avoir tué pour voler, Gérard frémit. Se dégageant, il planta dans les yeux du policier un regard qui déconcerta Nantas. Et il dit au juge d’une voix forte :

— Monsieur le juge d’instruction, je vous prie d’interdire à cet homme de me toucher et de me tutoyer…

Nantas se redressa.

— Oh ! vous savez, fit-il, ce que j’en disais, c’était pour vous… Ça procure l’indulgence du jury, les aveux… — il rit et reprit — les aveux spontanés…

L’interrogatoire durait depuis longtemps. M. Lissenay, qui était un peu las et souhaitait déjeuner, se leva.

— Je reviendrai à deux heures et demie, afin de poursuivre l’enquête, dit-il. Je vous poserai de nouvelles questions, ajouta-t-il, s’adressant à Gérard. J’espère que vous aurez réfléchi.

Gérard se tut.

— Et nous autres, on va déjeuner ensemble, en bonne amitié, lui dit aimablement Nantas.

Allant vers la porte, il appela :

— Victor !

L’inspecteur était revenu de la Pension Russe. Il parut.

— Fais monter ici à déjeuner pour trois, lui dit Nantas. Oui, pour monsieur, pour toi et pour moi… Oublie pas l’apéritif !

Ce que fut ce déjeuner, Gérard ne devait jamais l’oublier. Jamais, dans les pires aventures, dans les situations les plus périlleuses, il n’avait éprouvé cette sensation, affreuse et avilissante, d’une lutte telle que celle qu’il eut à soutenir contre le policier familier, goguenard, redoutable, qui, pour le faire parler, épuisa toutes les ruses, toutes les menaces, ouvertes ou cachées, toutes les promesses fallacieuses que lui suggérait une expérience consommée.

L’inspecteur Victor mangeait. Nantas, après avoir bu son apéritif et avalé quelques bouchées hâtives, se retourna vers Gérard qui n’avait voulu toucher à rien.

— Alors, quoi, pas d’appétit ? lui demanda-t-il. Le remords, quoi ?

Gérard haussa les épaules.

— Alors, puisque vous ne mangez pas, causons, reprit Nantas d’un ton bonhomme… Mais oui, vous m’êtes sympathique et j’aime mieux vous prévenir que vous faites fausse route. À quoi ça vous sert de nier ce qu’on découvrira un jour ou l’autre ?

Il s’interrompit, se versa un verre de vin, le dégusta et prononça à mi-voix : « Pas mauvais du tout… » Et il reprit :

— Alors, je vous disais que ça ne sert à rien de nier ce qui sera découvert. Premier point, vous ne vous appelez pas Gérard. On saura comment vous vous appelez, c’est couru. Même si vous n’avez pas une fiche à l’anthropométrie… Ça vous blesse ?… (Gérard n’avait pu réprimer un mouvement.) Bon, j’admets que vous n’en avez pas… pas encore… On saura votre nom tout de même… Il y a bien des gens qui vous connaissent et qui parleront… des amis… de la famille… Mais ça, c’est secondaire. Ce que je voudrais, c’est que vous me disiez pourquoi vous avez tué Baratof ?

Gérard garda le silence. Nantas répéta :

— Je vous demande pourquoi vous avez tué Baratof ?

— Je ne l’ai pas tué, dit sèchement Gérard. Et, pendant que vous vous égarez sur moi, le vrai assassin peut s’enfuir.

— Remarquez, continua Nantas, comme s’il n’avait pas entendu, je ne vous dis pas que vous êtes sans excuse. On peut tuer dans une querelle, sans préméditation… Surtout si la querelle a pour motif une femme… Celle en blanc et rouge… C’est ça, hein ? termina-t-il au hasard, obéissant à l’adage policier : cherchez la femme.

Gérard haussa les épaules.

— Vous avez tort de blaguer, dit Nantas. On est gentil pour vous…

— Oui, faudrait pas qu’il se paie notre tête, intervint l’inspecteur Victor. On pourrait lui couper ses ergots.