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Après de longues hésitations, madame Jumelin me révéla ce qu’elle savait. J’insistai :

— Soit, ma mère est une bonne quelconque que vous avez eue à votre service. Mais de vous deux, qui est mon père ?

Elle répondit en rougissant :

— Je ne sais pas.

Elle ne savait pas, source intarissable de douleurs, elle ne savait pas ! Peut-être le sang qui coulait en mes veines ne provenait-il point du vieux garçon que j’exécrais, mais de celui qui me chérissait et que j’appelais toujours ma maman ! Peut-être, hélas ! étais-je le fils du pendu, et ma maman ne m’était-elle rien, rien qu’un parent dont la chair n’avait point engendré ma chair, dont la vie n’avait point créé ma vie ! Devais-je l’aimer d’amour filial ou d’affection reconnaissante ?

Je lui disais mon supplice. Elle affectait d’en rire :

— Qu’importe qui est ton père ! Je ne veux même pas l’être, je suis ta mère avant tout.

Et sa voix tendre et son bon regard anxieux me réconfortaient.

Ainsi nous vécûmes là quelques années paisibles, les moins mauvaises certes de mon existence. Je n’y connus aucune de ces joies déterminées qui s’imposent à la mémoire, ce fut plutôt une succession de jours simples et bien remplis, dont la monotonie endormait ma souffrance.

… Au lycée je nouai quelques relations assez intimes avec des camarades de classe. Un, surtout — ah ! je me rappelle cela maintenant ! — un, surtout, un grand, m’attira par sa force, par son aspect solide, par l’aisance de ses gestes. Je me sentais chétif à côté de lui, j’aurais voulu qu’il me battît, qu’il me brisât les membres de ses bras puissants. Je l’aimai de tout mon cœur qui s’éveillait. Et puis il partit. Je ne l’ai plus revu. Mais ses yeux m’obsèdent encore,