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nature dévouée convenait à mon caractère ombrageux. Elle se confiait à moi, en des crises d’expansion qui me renseignaient sur les méchancetés de son frère, sur sa mauvaise humeur, sur les violentes querelles dont elle sortait épuisée, les membres rompus de coups.

La conduite de M. Jumelin m’indignait. J’en vins à le détester, et je l’évitais, guidé par cet instinct de l’enfant qui s’éloigne des personnes sèches et dures. D’ailleurs, il s’assombrissait chaque jour davantage. Toute société l’importunait. On supprima les réunions du jeudi. Il donna sa démission d’adjoint et de président de la Ligue libre-penseuse. Aux reproches de ma mère, il répliqua :

— Que m’importent les honneurs !

Tous les matins, avant de partir, j’allais embrasser mes parents. Or, un jour, en entrant chez lui, je vis, pendu à un clou du plafond, mon père.

C’est une des affreuses visions qui me hantent, la première. Et elle ne me hante pas seulement comme un souvenir imprimé dans mon cerveau, mais comme une réalité présente, actuelle, que je revis à toute minute. Il est là, devant moi, la tête ployée, les yeux grands ouverts. Et il me tire la langue, une langue bleuie et gonflée. Puis-je espérer quelque bonheur, avec ce cadavre dont la silhouette danse sur les murs, sur les journaux, sur tout objet où se pose mon regard ?

Je ne retournai plus à l’école. Madame Jumelin loua un appartement à Rouen et je suivis les cours du lycée Corneille.

Ma mère ne manquait point de venir m’y rechercher. Je me la représente encore, debout sur le trottoir, vêtue de son éternelle redingote. Elle s’emparait de mes livres. Nous marchions en causant, je lui racontais les incidents de la classe. Aussitôt arrivés, nous nous installions auprès de la fenêtre, devant une petite table. J’écrivais mes devoirs sous sa surveillance et je lui récitais mes leçons.

Avec l’âge cependant se développaient mes tendances à l’inquiétude. Je cherchais tout ce qui pouvait me chagriner. Inévitablement je ne tardai pas à réclamer la vérité sur ma naissance.

— Qui suis-je ? Un enfant trouvé : Le fils de l’un de vous ?