Page:Leblanc - Ceux qui souffrent, recueil de nouvelles reconstitué par les journaux de 1892 à 1894.pdf/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai promené par toute la terre ma solitude et mon secret. Triste pèlerin, esclave de ma passion, je jouais à merveille le rôle de grand amoureux auquel ma jeunesse avait aspiré.

J’affecte l’ironie, aujourd’hui. J’ai tort. Les larmes sont chose grave. Et il n’est pas un lieu au monde où je n’aie pleuré. En vérité, j’ai profondément aimé, infiniment souffert. Le temps n’allégeait pas ma douleur. Elle prenait racine en moi comme en un terrain préparé pour elle.

Peut-être aurais-je pu me consoler. J’ai vu des femmes vers qui me portait une sympathie instinctive. Je les ai fuies, sitôt mon désir assouvi, mon serment m’ordonnait d’accourir au premier appel, et je me refusais à toute chaîne assez puissante pour entraver ma liberté.

Et j’ai attendu. J’ai attendu des années la lettre bénie où Adrienne me dirait sa détresse et sa foi en mon attachement. Ma vie n’a été qu’une longue souffrance et qu’un long espoir, et toujours la même souffrance, et toujours le même espoir.

Une seule fois, je suis revenu. Ma mère se mourait. J’arrivai trop tard. Les affaires de succession nécessitant mes soins, je restai. C’est ainsi qu’un matin j’aperçus M. Lamery au bras d’une femme.

Une immense joie m’envahit et, sans scrupule, le soir même, je commettais la lâcheté d’envoyer à Adrienne une lettre anonyme. Dix ans d’absence sont mon excuse.

Prévenue de son abandon, pensai-je, elle m’écrira. Je m’accordai un mois de répit. Au bout d’un mois, aucun avis ne me parvenant, je repris le chemin de l’exil.

Ily a vingt ans de cela. Ai-je autant souffert ? Non. Mais nul plaisir ne me divertissait plus. Mon âme gardait le pli du chagrin.