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opinions toutes faites sur des sujets auxquels on n’a jamais pensé. On accepte ainsi une masse de principes et de jugements, sans réfléchir, pour cela seul que d’autres exercent le métier de réfléchir a votre place. La nourriture de l’esprit exigerait plus de soins et de minutie que la nourriture du corps. L’excellence de notre conduite dépend de l’équilibre et de la santé de notre cerveau. Or on mâche soi-même ce qu’on mange, mais on se fait mâcher les idées par les autres, et on les avale, bonnes ou mauvaises.

On fermait le café. Je me levai. J’en filai la principale rue de Berlin, la rue Frédéric, déserte et sombre, puis je gagnai la rue de Leipzig. Une clarté soudaine me heurta. Les grands becs de lumière électrique inondaient d’une lueur aveuglante l’asphalte de la chaussée. On aurait dit une longue et mince nappe de glace éclairée par un livide soleil d’hiver, de la glace si polie que les silhouettes s’y détachaient comme sur un miroir.

Tout à coup, derrière moi, quelqu’un siffla la Marseillaise. Je me retournai, c’était l’inconnu du café. Je marchai plus vite, mais il hâta le pas, s’approcha de moi, le chapeau à la main, et me demanda dans un français très pur :