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nées au capitaine étant formelles — il ne pourra être en France que ce soir, via Newhaven et Dieppe.

— S’il revient !

— Sholmès n’abandonne jamais la partie. Il reviendra, mais trop tard. Nous serons loin.

— Et Mlle Destange ?

— Je dois la retrouver dans une heure.

— Chez elle ?

— Oh ! non, elle ne rentrera chez elle que dans quelques jours, après la tourmente… Mais, vous, Dubreuil, il faut partir. L’embarquement de tous nos colis sera long, et votre présence est nécessaire.

Dubreuil se retira. Félix Davey fit un dernier tour, ramassa deux ou trois lettres déchirées, puis, apercevant un morceau de craie, il le prit, dessina sur le papier sombre de la salle à manger un grand cadre et inscrivit, ainsi que l’on fait sur une plaque commémorative :

« Ici habita, durant cinq années, au début du vingtième siècle, Arsène Lupin, gentilhomme-cambrioleur. »

Cette petite plaisanterie parut lui causer une vive satisfaction. Il la contempla en sifflotant un air d’allégresse, et s’écria :

— Maintenant que je suis en règle avec les historiens des générations futures, filons. Adieu, royaume d’Arsène Lupin ! Adieu les cinquante-cinq pièces des six appartements sur lesquels je régnais ! Adieu, ma chambrette, mon austère chambrette !



Un visiteur que Lupin n’attendait pas


Une sonnerie coupa net son accès de lyrisme, une sonnerie aiguë, rapide et stridente, qui s’interrompit deux fois, reprit deux fois et cessa. C’était la sonnerie d’alarme.

Qu’y avait-il donc ? Quel danger imprévu ? Ganimard ? Mais non…

Il fut sur le point de regagner son bureau et de s’enfuir. Mais d’abord il se dirigea du côté de la fenêtre. Personne dans la rue. L’ennemi serait-il donc déjà dans la maison ? Il écouta et crut discerner des rumeurs confuses. Sans plus hésiter, il courut jusqu’à son cabinet de travail, et comme il franchissait le seuil, il distingua le bruit d’une clef que l’on cherchait à introduire dans la porte du vestibule.

— Diable, murmura-t-il, il n’est que temps. La maison est peut-être cernée… L’escalier de service, impossible ! Heureusement que la cheminée…

Il poussa vivement la moulure : elle ne bougea pas. Il fit un effort plus violent : elle ne bougea pas.

Au même moment il eut l’impression que la porte s’ouvrait là-bas et que des pas résonnaient.

— Sacré nom, jura-t-il, je suis perdu si ce fichu mécanisme…

Ses doigts se convulsèrent autour de la moulure, de tout son poids il pesa. Rien ne bougea. Rien ! Par une malechance incroyable, par une méchanceté vraiment effarante du destin, le mécanisme, qui fonctionnait encore un instant auparavant, ne fonctionnait plus.

Il s’acharna, se crispa. Le bloc de marbre demeurait inerte, immuable. Malédiction ! Était-il admissible que cet obstacle stupide lui barrât le chemin ? Il frappa le marbre, il le frappa à coups de poing rageurs, il le martela, il l’injuria…

— Eh bien, quoi, M. Lupin, il y a donc quelque chose qui ne marche pas comme il vous plaît ?

Lupin se retourna, secoué d’épouvante, Herlock Sholmès était devant lui.

Herlock Sholmès ! Il le regarda en clignant des yeux, comme gêné par une vision cruelle. Herlock Sholmès à Paris ! Herlock Sholmès qu’il avait expédié la veille en Angleterre ainsi qu’un colis dangereux, et qui se dressait en face de lui, victorieux et libre ! Ah ! pour que cet impossible miracle se fût réalisé malgré la volonté d’Arsène Lupin, il fallait un bouleversement des lois naturelles, le triomphe de tout ce qui est illogique et anormal ! Herlock Sholmès en face de lui !

Et l’Anglais prononça, ironique à son tour, et plein de cette politesse dédaigneuse avec laquelle son adversaire l’avait si souvent cinglé :

M. Lupin, je vous avertis qu’à partir de cette minute, je ne penserai plus jamais à la nuit que vous m’avez fait passer dans l’hôtel du baron d’Hautois, plus jamais aux mésaventures de mon ami Wilson, et plus jamais à mon enlèvement en automobile. Cette minute efface tout. Je suis payé.

Lupin garda le silence, l’Anglais reprit :

— N’est-ce pas votre avis ?

Il avait l’air d’insister comme s’il eut réclamé un acquiescement, une sorte de quittance à l’égard du passé.

Après un instant de réflexion, durant lequel l’Anglais se sentit pénétré, scruté jusqu’au plus profond de son âme, Lupin déclara :

— Je suppose, Monsieur, que votre

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