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— Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur mon chemin. C’est autant de fois de trop, et j’en ai assez de perdre mon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviens donc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Que savez-vous au juste ?

— Tout, Monsieur, je vous le répète.

Arsène Lupin se contint et d’un ton saccadé.

— Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que sous le nom de Maxime Bermond, j’ai… retouché quinze maisons construites par M. Destange.

— Oui.

— Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre.

— Oui.

— Et vous avez la liste des onze autres.

— Oui.

— Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sans doute.

— Oui.

— Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y en a fatalement un que j’ai gardé pour moi, pour mes besoins et pour ceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettre en campagne et de découvrir ma retraite.

— Non.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que j’agis seul, et que j’allais me mettre, seul, en campagne.

— Alors, je n’ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mes mains.

— Vous n’avez rien à craindre tant que je serai entre vos mains.

— C’est-à-dire que vous n’y resterez pas ?

— Non.

— Vous y resterez du moins le nombre d’heures que j’estime nécessaire à ma sécurité.

— Non.

— Nous verrons bien.

Lupin ouvrit la porte, appela le capitaine et deux matelots, puis se retournant vers Sholmès :

— Monsieur, donnez-moi votre parole d’honneur de ne pas chercher à vous échapper de ce bateau avant d’être dans les eaux anglaises.

— Je vous donne ma parole d’honneur de chercher par tous les moyens à m’échapper, repartit Sholmès, indomptable.

Sur un signe de Lupin, les deux matelots saisirent l’Anglais, et après l’avoir fouillé lui ficelèrent les jambes et l’attachèrent à la couchette du capitaine.

— Assez ! ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination, Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour que j’ose me permettre…

Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine :

— Capitaine, un homme d’équipage restera ici, à la disposition de M. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant que possible. Qu’on ait pour lui tous les égards. Ce n’est pas un prisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre, capitaine ?

— Deux heures cinq.

Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à la cloison de la cabine.

— Deux heures cinq ?… nous sommes d’accord. Combien de temps vous faut-il pour aller à Southampton ?

— Neuf heures, sans nous presser.

— Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terre avant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et qui arrive au Hâvre à huit heures du matin. Vous entendez, n’est-ce pas, capitaine ? Il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant une heure du matin.

— C’est compris.

Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l’automobile qui s’éloignait et sentit que l’Hirondelle démarrait.

Vers trois heures on avait franchi l’estuaire de la Seine et l’on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette où il était lié, Herlock Sholmès dormait profondément.

Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagée par les deux grands rivaux, l’Écho de France publiait cet entrefilet :

« Hier, un décret d’expulsion a été pris par Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décret était exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a été débarqué à Southampton. »

Maurice Leblanc.

(La fin au prochain numéro.)