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— Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plus grand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à ce qu’il ne puisse m’apercevoir.

— Celui qui s’asseoit derrière vous ?… Qui est-ce donc ?

— Herlock Sholmès.

Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte de son agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me dit en souriant, tout à fait remis :

— C’est drôle, hein ? je ne m’émeus pourtant pas facilement, mais cette vision inattendue…

— Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vous reconnaître, au travers de toutes vos transformations ? Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, Il me semble que je suis en face d’un individu nouveau.

Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m’a vu qu’une fois[1], mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il voyait, non pas mon apparence, toujours modifiable, mais l’être même que je suis… Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre à lui… sans quoi… Tenez, j’ai l’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules… et qu’il cherche… qu’il se rappelle…

Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de ses lèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa nature primesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il se leva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant, tout joyeux :

— Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance… Permettez-moi de vous présenter un de mes amis…

Une seconde ou deux, l’Anglais fut déconcerté. D’instinct, il tourna la tête de droite et de gauche, tout près à se jeter sur Arsène Lupin. Qui l’en empêcha ? Ne voulut-il pas se montrer moins beau joueur que son adversaire, ou plutôt se dit-il qu’il n’avait point qualité pour mettre la main sur lui ?

Froidement, il fit les présentations.

— Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur. — Monsieur Arsène Lupin.

La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquillés et sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figure épanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autour de laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaient plantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux.

— Allons, Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant les événements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmès avec une nuance imperceptible de raillerie. Mais asseyez-vous, M. Lupin… Puis-je me permettre de vous offrir un verre de whisky ? Du porto ? Non ? Et votre ami est-il aussi sobre que vous ?

J’acceptai son offre, et bientôt, tous quatre, assis à la même table, nous causâmes tranquillement.



Un portrait d’Herlock Sholmès


Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous les jours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyen de Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni son aspect un peu lourd rien, si ce n’est ses yeux terriblement aigus, vifs et pénétrants.

Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte de phénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance et d’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre les deux types de policier les plus extraordinaires que l’imagination ait produits, le Dupin d’Edgard Poë, et le Lecoq de Gaboriau, pour en construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plus irréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit de ces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on se demande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnage légendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un romancier génial, d’un Conan Doyle, par exemple.

Tout de suite, il mit la conversation sur son véritable terrain, et comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée de son séjour, il répondit :

— Cela dépend de vous, M. Lupin.

— Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi, je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir.

— Ce soir, c’est un peu tôt. Mais j’espère que dans huit ou dix jours… J’ai tant de choses en train, le vol de la banque anglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Egerton… Voyons, M. Lupin, croyez-vous que cela suffira ?

— Largement, si vous vous en tenez à la

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  1. Numéro 17. — Herlock Sholmès arrive trop tard.