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LE MENDIANT NOIR

te nue, des enfants couraient à travers le cortège et montraient sous leurs guenilles la peau rosée de leur jeune corps. Des jeunes filles au bras de leurs amants portaient avec une sorte de fierté narquoise leurs robes éffiloquées, trouées déchirées tout en chantant des chants d’amour. Sur les femmes et les filles endimanchées des bourgeois et des artisans elles jetaient un regard de dédain, et leurs yeux se posaient avec admiration sur les nouvelles épouses richement parées, et ces yeux semblaient dire à ces filles et femmes de bourgeois :

— Ah ! bien, voyez donc nos mariées… si vous croyez que vos toilettes valent la peine d’être exhibées !

Tout le train-train cahotait, titubait, bavardait, criait, riait, chantait en gagnant la Porte du Palais.

Mais là parut tout à coup une forte troupe de gardes commandée par le Lieutenant de Police.

Le porte-drapeau fut bousculé par les gardes qui lui arrachèrent brutalement les emblèmes de la besace.

Tout le cortège lança un cri de révolte.

— Sus aux manants ! hurla le Lieutenant de Police.

L’épée à la main, les gardes s’élancèrent contre le cortège.

Une clameur de colère emplit le ciel. Tous les bâtons de la mendicité se levèrent contre les épées…

Mais ce ne fut qu’un geste de menace ou de protestation ; puis toute la troupe se débanda sous le choc des gardes, et il se produisit un sauve-qui-peut général. Les premiers, les nouveaux mariés prirent la fuite et allèrent chercher refuge, suivis de femmes et d’enfants, à Notre-Dame des Victoires. Les hommes essayèrent un moment de résister en se servant de pierres et de leurs bâtons, mais les épées et les pistolets eurent l’avantage. La débandade se mit dans leurs rangs et ils se divisèrent en deux groupes : l’un, le plus nombreux, prit la fuite vers les faubourgs ; l’autre, une vingtaine de mendiants au plus, s’élança vers la basse-ville et les baraques sous le Fort. Une dizaine de gardes se ruèrent à la poursuite de ces pauvres gueux, tandis que le reste de la troupe des gardes avec le Lieutenant de Police poursuivait ceux qui avaient déguerpi vers les faubourgs.

Suivons les vingt mendiants et les dix gardes : les premiers s’étaient engouffrés au travers des ruelles étroites et sombres, des impasses et des culs-de-sac. Mais les gardes les tenaient de près, si bien que deux étaient tombés sous les épées.

Les autres, à bout d’haleine et suffoqués par la course, sentaient que tôt ou tard ils allaient tomber sous les coups des gardes qui rugissaient et hurlaient à leurs talons. Mais au moment où ils se ruaient avec un dernier désespoir dans une ruelle étroite et tortueuse aboutissant au mur du cap, un homme surgit tout à coup entre eux et les gardes, et cet homme, armé d’un long bâton ferré, arrêta brusquement ces derniers en leur barrant résolument la route. Puis les dix épées des gardes heurtèrent violemment le bâton ferré. Alors, parmi les mendiants qui s’étaient arrêtés et les gardes, ce nom fut prononcé avec surprise :

— Le mendiant noir !


II

LE MENDIANT NOIR


C’était bien un mendiant, besace au dos, bâton à la main, que cette fière silhouette humaine qui se dressait courageusement devant dix gardes armés d’épées. Et c’était un jeune homme, guère plus âgé de trente ans, grand, mince et d’une belle taille athlétique. Son visage maigre, mais aux traits fins et distingués, avait un cachet de bravoure et d’énergie remarquable. Ses yeux noirs étincelaient. Sous un feutre à larges bords tombaient jusqu’à ses épaules de longs cheveux bruns et bouclés. Sa bouche était mince, et au coin de ses lèvres s’imprimait un sourire légèrement ironique. Ce sourire s’amplifia au choc des dix épées contre le bâton ferré et lorsque ce jeune homme, tout vêtu de noir, s’écria sur un ton mordant :

— Bon, messieurs les gardes ! nous allons encore une fois connaître la solidité de vos épées !

Les gardes rugirent avec fureur, firent entendre de vigoureux jurons, et attaquèrent rudement leur unique adversaire.

Un très vif cliquetis de lames résonna… l’une des épées se brisa.

— Ah ! ah ! se mit à rire celui qu’on avait appelé le mendiant noir, je l’ai bien dit que nous allions connaître la solidité de vos épées !

Les gardes ne s’étaient étonnés de la hardiesse de ce jeune homme, ils le connaissaient, car déjà une fois ou deux, il les avait tenus en échec de son bâton ferré. Aussi en voulaient-ils à ce mendiant noir qu’ils avaient