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LE MENDIANT NOIR

— Pourquoi ne le voulez pas tenter ?

— Par crainte de troubler votre repos, de mettre obstacle à votre bonheur futur.

— À mon bonheur futur ? Ah ! monsieur, ne me parlez plus de ce bonheur futur tel que vous le comprenez, car je sens mon cœur se révolter à la fin.

La jeune fille venait d’être saisie par un vif tremblement, et dans ses yeux bruns éclataient des lueurs d’indignation.

Le Lieutenant de Police la considéra un instant avec surprise.

— Mais qu’avez-vous donc, Philomène ?

— Oh ! ne me parlez plus ! Ne me parlez plus, monsieur ! Oh ! ne me faites pas échapper des paroles qui vous feraient du mal ! Et pourtant il faut que je dise ce que je pense, car il est impossible que ces projets de mariage aboutissent ! Oui, il faut que je vous dise, monsieur, que vous ne m’aimez pas, car je le sens, je le vois ! Ce que vous aimez, monsieur, ce que vous convoitez, ce n’est pas ma personne, non ! mais c’est cette dot de cent mille écus !

Le Lieutenant de Police était devenu blême. Trop surpris par ce coup inattendu, il ne put répliquer et demeura béant.

— Ah ! reprit Philomène avec une animation exaltée et un sourire méprisant, vous ne voulez pas de mésentente entre vous et mon oncle, par crainte que la dot ne vous échappe. J’ai saisi votre jeu, Monsieur d’Auterive ! Oui, c’est la dot… la dot uniquement, mais pas moi que vous aimez ! Qu’est-ce que je représente à vos yeux sans dot, rien ! Qu’on me la retire la dot, et vous m’abandonnez ! Eh bien ! je souhaite qu’on me la retire ! Cette dot, je la maudis, car c’est à cause d’elle que je me vois attirée vers le malheur ! Oh ! Monsieur, si j’en pouvais disposer dès à présent comme d’un bien personnel, savez-vous ce que je ferais ? Je vous la donnerais toute, sans en garder un écu ! Je vous dirais : voici l’argent, le magot, la fortune, mais de grâce laissez-moi ! Tenez ! monsieur, savez-vous que j’aimerais mieux aller à l’autel en loques comme ces mendiants, mais y aller avec celui que j’aimerais, que de m’y rendre somptueusement parée et dotée de milliers d’écus avec un homme qui me mépriserait le lendemain ? Oui, savez-vous que j’en suis rendue à désirer le sort de ces pauvres mendiantes de la basse-ville, à désirer leurs misères, leurs souffrances, leurs guenilles, leurs taudis ? Il y a là des amours plus durables, plus suaves, qu’il n’en existe dans le faste des palais et dans le tourbillon des plaisirs. Là, au moins, tout est vrai : s’il y a haine, elle n’est pas dissimulée ; s’il y a amour, il vit au grand jour ! Il n’est rien de fardé, de composé, de maquillé : là, l’on sait où l’on est et où l’on va ! Ici, monsieur, dans notre monde de velours, de soie, de bijoux, de poudres, de fards, tout n’est que parade ! Regardez-vous, monsieur ! Mais en dépit de votre jeu sournois, j’ai perçu vos manigances avec mon oncle, et tout Lieutenant de Police que vous êtes, monsieur, j’avoue que je ne peux vous tenir pour un honnête homme ! Vous aimez l’argent, les plaisirs, les jouissances matérielles, laissez-moi, car je ne vous amuserai pas, Monsieur ! Tenez ! ce soir… oui ce soir, je dirai carrément à mon oncle que nos fiançailles sont rompues… oui, je le lui dirai !

— Malheureuse ! gronda le Lieutenant de Police avec une sourde colère.

— Non, non, pas moi, malheureuse, mais vous, vous, malheureux, misérable ! Tenez ! encore, reprenez votre jonc ! Vous l’avez mis de force à mon doigt !

Elle tendait au jeune homme un anneau serti de pierres précieuses.

— Non, refusa-t-il rudement.

Ses sombres regards étincelaient de rage. Il les darda tout à coup sur la jeune fille et dis entre ses dents serrées :

— Philomène, je veux penser que c’est une comédie que vous jouez là, pour savoir si je vous aime vraiment ! De grâce, cessez ce jeu !

— Une comédie, ricana la jeune fille, comme vous me connaissez mal ! Eh bien ! non, c’est une tragédie… Sachez que je préférerais me tuer plutôt que de devenir votre femme, ou mieux votre esclave !

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! commanda brusquement le Lieutenant de Police. Voici un domestique qui, je pense, me cherche.

Il repoussa rudement la jeune fille derrière un rideau, et montra à un valet qui s’approchait un visage décomposé.

— Est-ce moi que vous cherchez ? interrogea-t-il, la voix méconnaissable.

— Ah ! monsieur le Lieutenant de Police s’écria le valet, Son Excellence m’envoie vous chercher !

— Il me fait mander ?

— Sans retard, monsieur.

— C’est bien, je me rends près de lui.

D’un geste autoritaire il congédia le valet. Puis, il se pencha vers la jeune fille affaissée sur le bord de la croisée, et demanda d’une voix où grondait une tempête près d’éclater :