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LE MENDIANT NOIR

près des côtes d’Espagne par une forte escadre anglaise, le Marquis de la Jonquière fut obligé d’amener pavillon, puis capturé et emmené en Angleterre. Ce ne fut que l’année suivante, par le traité d’Aix-la-Chapelle intervenu entre la France et l’Angleterre, que le marquis put recouvrer sa liberté. Il avait été nommé au printemps de 1747 pour succéder à M. de Beauharnois au gouvernement de la Nouvelle-France. Mais ayant été fait prisonnier, M. de la Galissonnière le remplaça par intérim ; et aussitôt après sa libération il vint au pays prendre sa charge de gouverneur.

Vu que la paix venait d’être signée entre les deux puissances prépondérantes de l’Europe, l’Angleterre et la France, le marquis avait reçu du roi Louis XV instructions de travailler activement au développement agricole et commercial du Canada. Le roi lui avait en outre signifié de relever les forts en ruines sur les frontières, de fortifier d’autres points et postes importants, bref de mettre la colonie sur un pied de progrès et de sécurité, afin qu’elle fût prête à toutes éventualités. Mais, M. de la Jonquière, semble-t-il, n’eût pas trop le temps de s’occuper des intérêts de la colonie, il s’occupa surtout de ses affaires personnelles. Il voulut augmenter une fortune déjà considérable, et il y réussit, mais non sans soulever des murmures et se créer des inimitiés. Il eut en outre le tort de s’intéresser trop au progrès matériel de ses parents en leur accordant des droits de faveur. Il lui arriva de destituer, sans cause ni raison, des fonctionnaires honnêtes et vieillis sous le harnais, pour leur substituer des parents ou des amis. Habile en finances, il s’entendait très bien avec le sieur François Bigot, intendant royal, qui venait d’arriver au pays. Il faut bien dire que ces deux hommes avaient réussi, durant trois ans, à donner au commerce de la colonie une poussée qui n’avait pas manqué de susciter la jalousie de leurs voisins, les habitants de la Nouvelle-Angleterre. Mais il faut ajouter que ce commerce avait beaucoup plus profité à ces deux financiers et à leurs amis qu’à la population en général. Quantités de plaintes étaient donc parvenues aux oreilles du roi qui, par l’intermédiaire de son ministre Maurepas, fit vertement réprimander le Marquis de la Jonquière. Froissé, celui-ci demanda son rappel ; mais la maladie allait tout à coup le terrasser.

Tout cet hiver de 1752 le marquis avait gardé ses appartements. Tout l’hiver le Château Saint-Louis était demeuré désert et morne, pas la moindre fête n’y avait été donnée. Les affaires de la colonie n’étaient plus administrées que par le secrétaire du gouverneur, M. de Saint-Sauveur, l’intendant Bigot et le lieutenant de Police. Autour de sa couche le marquis n’admettait, et rarement encore, que quelques parents et amis intimes. Mais avec les premiers souffles printaniers de la fin de mars et les tièdes rayons de soleil du commencement avril, M. de la Jonquière parut revenir promptement à la vie ; car dès le milieu du mois d’avril il pouvait quitter sa chambre et aller se promener dans la cour du château et dans le petit jardin qui s’étendait entre le château et le Fort Saint-Louis. Quand le soleil était chaud et la brise douce, on montait le marquis dans un carrosse ouvert et durant une heure on le promenait par les rues de la cité. Et ses forces semblaient revenir si vite qu’on pensa qu’il allait vivre encore de longues années.

Si on lui faisait un tel souhait, il répondait avec un sourire amer :

— C’est entendu, je vivrai encore beaucoup d’années… mais non ici où je finirais par me plaire, mais en France, dans le Midi, près de la Méditerranée.

Il avait en effet demandé son rappel l’automne d’avant, bien qu’il aimât à vivre sous le climat de la Nouvelle-France. Mais il ne pouvait supporter les réprimandes de son roi ; et tant qu’à ne pouvoir exercer la charge de gouverneur, il préférait rentrer en France.

Pour célébrer son retour à la santé et à la vie, il avait décidé, sur les instances du lieutenant de Police et de quelques favoris, de donner une fête brillante en son château, et le jour de la fête avait été fixée à ce mardi, 16 mai 1752, jour qui avait été aussi fixé, par coïncidence, pour la Fête de la Besace.

Lorsqu’on avait appris cette coïncidence, le Lieutenant de Police s’était écrié en riant :

— Il faudra savoir quelle fête aura été le mieux réussie : ou celle de la noblesse ou celle de la gueuserie !

En effet, cette fête de la noblesse, mais à laquelle ne manquait pas la bourgeoisie, n’aurait pu être surpassée. Mais lorsque le vieux marquis parut au milieu de ces hommes chamarrés, de ces jeunes femmes aux teints éclatants et aux parures étincelantes et d’une jeunesse ivre et folle de joie, il sembla qu’une ombre se fit, et ce fut comme un nuage sombre passant sous le soleil. Il était apparu, le pauvre vieux, soutenu par son valet de chambre, s’appuyant sur une canne et