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LE MENDIANT NOIR

Le jeune homme examina les deux lames avec attention, les fit ployer et dit :

— C’est parfait, Maubèche. Tiens, prends celle-ci et cache-la bien soigneusement sous ton matelas. Moi, je garde l’autre.

Sans mot dire le nain marcha vers son grabat en boitant et en sautillant.

De son côté Philippe Vautrin alla déposer dans son armoire la rapière qu’il avait choisie. Puis il y replaça le coffret et revint dans la première pièce.

— Maubèche, reprit-il, tu n’oublies pas les instructions précises que je t’ai données pour ce soir.

— Au bal de Monsieur le Gouverneur ? Je ne les oublierai pas, soyez tranquille, Maître.

— Tu t’armeras de cette rapière que je t’ai donnée.

— Bien, Maître.

— Tu as deux pistolets, n’est-ce pas ?

— Oui, sous mon matelas avec la rapière.

— Tu les prendras aussi.

— Je ferai comme vous dites.

— Maintenant, il est une chose que tu ne sais pas et que je n’avais pas prévue : demain on reprendra la Fête de la Besace.

— Au fait, je viens d’apprendre qu’elle a été aujourd’hui interrompue par les gardes et le Lieutenant de Police.

— Oui, et demain on essaiera encore probablement de l’interrompre. Seulement, demain nous en serons.

— Besace au dos ?

— Et rapière au côté, mon ami, sourit le jeune homme. La fête va commencer à dix heures et le cortège, comme aujourd’hui, se formera à Notre-Dame des Victoires. Nous nous envelopperons de nos manteaux pour mieux dissimuler nos rapières, et si les gardes de Monsieur le Gouverneur…

— Nous dégainerons ?

— Et tâcherons de leur donner une saignée qui apaisera leur zèle et leur ardeur.

— Très bien, Maître, nous leur donnerons la saignée.

Philippe Vautrin sourit, puis demanda :

— Quelle heure est-il, Maubèche ?

Le nain ouvrit la porte, jeta un rapide coup d’œil vers le soleil et répondit :

— Il est près de midi, monsieur !

— Eh bien ! allons manger chez la mère Lebœuf, je sens que j’ai faim !

Les deux hommes quittèrent la baraque et se dirigèrent vers une pauvre hôtellerie tenue par la veuve d’un ancien mendiant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À peu près à la même heure, c’est-à-dire au moment où les douze heures de matinée sonnaient aux horloges de la ville, il est deux personnages qui s’entretenaient en grand mystère au Château Saint-Louis et dans une pièce retirée du premier étage.

Cette pièce, arrangée en cabinet de travail, est richement décorée et meublée. Devant un pupitre encombré de manuscrits et de parchemins est assis un jeune homme. Marchant le long en large par la pièce est un autre personnage, mais un homme âgé, celui-là, un homme qui paraît avoir dépassé la cinquantaine de plusieurs années.

Le jeune homme est de belle taille, très distingué et richement vêtu d’un habit de soie bleue avec fin jabot de dentelle, d’une culotte de velours mauve et de bas blancs. Ses pieds sont chaussés de souliers en cuir verni et à hauts talons. Il porte une superbe perruque blonde, bouclée, soigneusement parfumée et poudrée. Joli garçon, mais aux manières efféminées, il affecte dans tous ses gestes une souveraine hauteur. Ses yeux bruns sont sillonnés d’éclairs, ses lèvres bien passées au rouge se pincent de dépit, et comme si quelque sourde colère eût grondé en lui, il froisse d’une main blanche et nerveuse des parchemins.

L’autre personnage est aussi richement vêtu, mais d’un goût plus sévère. Il est grand, élancé, vigoureux encore pour son âge. Son visage est hâlé et l’on est porté à croire que cet homme a vécu sous les soleils des tropiques. À sa voix brusque, à ses gestes souvent violents, à sa parole rude on comprend que cet homme est armé d’une âpre volonté et qu’il aime à intimider et à dominer. Ses yeux noirs sont perçants, peu mobiles, audacieux et sournois. Sa bouche est mince et souvent ses lèvres s’écartent pour exprimer un sourire d’une ironie qui pique et blesse. Tout déplaît dans cet homme, tout repousse : sa voix, ses gestes, ses yeux, son sourire, mais il semble n’en avoir cure.

Le premier de ces personnages, c’est-à-dire le jeune homme, c’est le lieutenant de Police, Gaston d’Auberive, neveu du Marquis de la Jonquière.

Le second, est le grand et honorable commerçant, le sieur Guillaume de Verteuil.

Voici ce que disait ce dernier :

— Mon cher ami, nous en sommes rendus à ce point, en notre cité de Québec, qu’il ne nous est plus possible de sortir sans nous voir heurtés par ces mendiants. Ils sont devenus d’une audace injurieuse à l’autorité.