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LA PETITE CANADIENNE

Ils avançaient d’une marche lente et peu sûre dans la demi-obscurité du parc, se soutenant toujours de l’épaule, silencieux et graves.

Comme ils entraient dans une allée plus obscure, à peu près au milieu du parc, les deux compères furent brusquement et violemment heurtés sur le crâne, culbutés, renversés, écrasés, puis comme immobilisés dans un évanouissement.

En même temps deux individus tombaient sur eux, et de leurs quatre mains les fouillaient activement.

— Rien ici ! grommela l’homme qui fouillait Tonnerre.

— C’est moi qui tiens le bon ! dit l’homme qui s’occupait d’Alpaca.

— Ouf ! fit le premier en lâchant Tonnerre, j’ai cru un moment que nous les avions assommés pour rien.

— Non pas, reprit l’autre en exhibant, une large enveloppe, voici bien les documents qu’ils ont soustraits à ce pauvre capitaine Rutten !

— Tant mieux, alors ! Mais filons…

— Filons ! répéta l’autre.

Et les deux hardis assommeurs s’éloignèrent au pas de course.

Cependant, Tonnerre et Alpaca étendus côte à côte demeuraient inanimés.

Enfin, au bout d’une dizaine de minutes, un souffle de vie parut animer les membres raidis de Maître Tonnerre. Un soupir énorme se dégagea de son gosier, puis il souleva péniblement sa tête pour promener autour de lui des regards très étonnés. Ces regards, il les arrêta peu après sur la silhouette inerte de son compagnon qui, les yeux grands ouverts, contemplait le feuillage des arbres ou, peut-être plus vraisemblablement, à travers ce feuillage, le firmament piqué de petits points d’argent.

Un mélancolique sourire courut sur les lèvres de Maître Tonnerre qui demanda :

— Que pensez-vous de tout ceci, cher Maître Alpaca ?

À cette interrogation Alpaca parvint à soulever sa tête, lourde et souffrante, et répondit :

— Je pense, Maître Tonnerre, que j’ai subitement éprouvé comme un étourdissement, et alors je suis tombé.

— Selon moi, dit Tonnerre à son tour, il me semble qu’il m’est tombé sur le crâne un objet très lourd par la pesanteur duquel j’ai bien failli être assommé tout net.

— En ce cas, cet objet très lourd, Maître Tonnerre, ne peut être que l’une des cheminées de ces bâtisses gigantesques.

Tonnerre ouvrit des yeux démesurés.

— Pourtant, dit-il avec doute, je n’en perçois pas autour de moi les matériaux épars.

— Avez-vous bien regardé ?

— Dame ! je regarde encore et ne vois rien, répondit Tonnerre qui trouvait fort étrange cette histoire de cheminée.

— S’il en est ainsi, reprit Alpaca, il faut croire que des gens bien obligeants les auront ramassés.

— Vous avez peut-être raison, cher Maître.

Aussitôt ces paroles dites, les deux compères d’un commun accord se mirent sur leur séant.

— Par tous les testaments ! rugit tout à coup Tonnerre en prenant sa tête à deux mains, tandis que sa figure exprimait une grimace de douleur.

— Juste Ciel ! geignit Alpaca en portant, lui aussi, ses mains à sa tête.

— Qu’avez-vous donc, cher Maître ! demanda Tonnerre surpris de la plainte proférée par son compère.

— Rien, sinon qu’il manque quelque chose à mon chef, répondit Alpaca.

— Comme à moi… on m’a enlevé mon feutre !

— Et moi, mon melon !

— Mais non, cher Maître, s’écria vivement Tonnerre. Voilà bien votre melon tout près de moi !

— Que Dieu soit, loué !

— Seulement, reprit Tonnerre avec un accent railleur, il me paraît joliment endommagé votre melon !

Et Tonnerre exhibait un melon tout bossué, cassé, couvert de poussière, ajoutant, plus ironique :

— Il faut croire, cher Maître, que votre cheminée a quelque peu aussi caressé votre crâne !

Alpaca prit son chapeau melon d’une main tremblante, et, tout en essayant de lui rendre sa forme primitive, poussait des soupirs d’intense chagrin, avec ses paroles répétées :

— Un melon tout neuf… qui me seyait si bien !… oui, un melon tout neuf… qui me…

— Ne vous plaignez donc pas tant, interrompit Tonnerre : vous êtes encore bien chanceux d’avoir votre melon. Il est vrai qu’il se trouve un peu avarié, mais vous l’avez quand même. Tandis que moi, me voilà bel et bien sans feutre et susceptible de m’enrhumer au cerveau. Je parie qu’en ramassant votre cheminée, cher Maître, ces gens auront, par mégarde, ramassé mon feutre avec. Et un feutre tout flambant neuf sur lequel je veillais comme sur la prunelle de mes yeux.

Cependant, ayant réussi à redonner à son chapeau une forme quelconque, Alpaca s’en couvrait le chef et se levait en proférant de douloureux gémissements.

Aux gémissements d’Alpaca répondit une exclamation joyeuse de Tonnerre qui, à la place même où était assis son compagnon la minute d’avant, venait de découvrir son feutre.

— Enfin, le voilà ! cria joyeusement Tonnerre.

— Quoi donc ? demanda Alpaca qui tâtait ses reins,

— Mon feutre donc !… Vous me l’avez rudement aplati tout de même !

— Étais-je assis dessus ? demanda Alpaca avec surprise.

— Vous le voyez bien… Il n’a plus l’air que d’une guenille !

— Je vous fais toutes mes excuses, cher Maître, je ne l’ai certainement pas fait exprès. Allons ! donnez-moi la main que je vous aide à vous remettre sur pied !

L’instant d’après, boitant, geignant, jurant, les deux compères poursuivaient leur route si malencontreusement interrompue par « la chute d’une cheminée ».