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BŒUFS ROUX

Ils gagnent dans une semaine
Plus d’argent qu’ils m’en ont coûté !

S’il me fallait les vendre,
J’aimerais mieux me pendre…


Quand la voix se fut tue et que le dernier son se fut enseveli dans les voûtes ensoleillées, une femme à cheveux blancs parut sur la galerie et ses regards se dirigèrent vers les étables. En même temps elle parlait à quelqu’un à l’intérieur de la maison et qu’on ne pouvait apercevoir.

— Écoute donc, Dosithée… est-ce ton père qui chante de même ? Faut croire qu’il est gai cette matinée, ton père !…

Une jeune fille venait de paraître dans l’encadrement de la porte, souriante elle aussi. Une brunette ravissante, au teint blanc et rose, aux lèvres rouges et tout son épanouissement, d’une grâce aussi rayonnante que les cristaux de neige…

— Oui, c’est papa, répondit cette jeune fille d’une voix au timbre harmonieux. Il est à l’étable…

— Il peut bien chanter, ce bougre de Phydime, bougonna la vieille femme, il fait si bon !

Elle laissa errer ses regards sur la campagne enluminée, et avec un geste d’admiration, elle ajouta :

— Fait-il beau un peu !…

— Je n’ai jamais vu plus beau jour de printemps, maman, murmura la jeune fille en regardant le ciel, les arbres dénudés mais dont on pouvait sentir la sève vigoureuse s’agiter sous leurs fibres, les champs et leur manteau cristallisé… et là-bas, comme mouillant le pied de monts élevés aux sommets couverts de neiges, le fleuve Saint-Laurent charriant ses dernières glaces vers la mer.

Les deux femmes demeurèrent silencieuses et contemplatives.

Un homme parut sur la route du côté de l’Est. Il portait sur la tête un bonnet de peau de loutre fort usagé, et il était vêtu d’une toile grise et d’un pantalon de notre « étoffe du pays ». Ses pieds et ses jambes disparaissaient dans de longues bottes dites « bottes sauvages » qu’une lanière de cuir serrait sous les genoux. Il marchait avec précautions, évitant les bancs de neige et les mares d’eau, enfonçant parfois d’un pied, trébuchant, et fumant gaillardement et à grosses bouffées une courte pipe en bois.

La vieille femme vit venir cet homme et, le reconnaissant, dit :

— Tiens ! Dosithée, v’là le père Francœur !

La jeune fille tourna ses regards clairs dans la direction de l’homme qui, malgré le mauvais état du chemin, approchait rapidement.

C’était un type bien connu du paysan canadien. Il portait alertement ses soixante ans. Sa figure rasée et rubiconde conservait un air de franche jovialité sous le bonnet de peau de loutre et encadrée qu’elle était dans un collier de barbe blanche qui, en passant sous le menton, reliait une oreille à l’autre. Il était trapu et légèrement voûté, mais on devinait que la vigueur n’avait pas encore abandonné ce corps chargé d’années de dur labeur. Le père Francœur habitait la ferme voisine située à cinq arpents de là. Il venait souvent, comme un bon voisin, faire la causette dans la matinée, en ces jours où la terre ne requérait pas encore le bras de son maître.

— Bien le bonjour, Dame Ouellet ! Bien le bonjour, Mamezelle Dosithée !

C’était la manière de saluer du père Francœur.

Il monta l’escalier conduisant à la galerie, heurtant à chaque marche ses bottes couvertes de neige fondante.

— Les chemins sont pas beaux, hein ! père Francœur ? dit Dame Ouellet.

— C’est quasiment pas sortable, répondit le visiteur. Tout de même, j’ai pensé que je pourrais venir faire un petit tour.

Survint, en grondant, un gros chien à poil noir et long. Il dormait paisiblement sur le perron de la cuisine à l’arrière de la maison où le soleil dardait ses rayons chauds, lorsque la voix du paysan et ses coups de bottes aux marches de la galerie l’avaient réveillé en sursaut. Comme un bon gardien, il venait voir à quel intrus il avait affaire.

Le père Francœur le nargua :

— Ah ! ah ! Malo, as-tu envie de me sauter aux mollets ? Casse-nez, mon vieux !… T’arrives trop tard… me v’là en sûreté sur la galerie !

Il se mit à rire doucement, tandis que le chien, reconnaissant un voisin, battait gaiement de la queue et retournait à son poste.

Le père Francœur s’informa des gens de la maison, et Dame Ouellet s’enquit de