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BŒUFS ROUX

ivre de tout ce qu’embrassent mes regards. La jouissance qui enveloppe mon esprit et mon cœur est puissante, indéfinissable. La ville me fait ennuyer de nos campagnes, j’y éprouve une sensation toute contraire, je m’y sens étranger, j’y étouffe, et si je dois y vivre, c’est avec le désir ardent de lui échapper le plus tôt possible.

— Ainsi, sourit Dosithée, c’est votre amour du sol qui vous a fait interrompre vos études de droit ?

— Qui me les a fait abandonner, voulez-vous dire ? Eh bien, oui ! Que voulez-vous ? la culture du sol m’attire tellement que je n’ai pu résister plus longtemps.

Il se mit alors à lui parler de ses projets d’avenir, il lui confia qu’il allait bientôt acheter une terre située tout près du village et qui toucherait presque à la terre de Phydime. Son but était de s’édifier un superbe domaine et d’y vivre dans le travail, la paix et le bonheur. Puis il parla de son pays. Comme il aimait le Canada, sa province de Québec et surtout le sol natal.

Dosithée écoutait le jeune homme qui lui parlait lentement, posément, mais pourtant avec une ardeur difficilement retenue qui la faisait frémir. Elle l’écoutait avec ravissement, et elle croyait entendre son propre cœur chanter l’amour de son pays. Et voilà que ce jeune homme lui plut, il lui plut énormément, et non parce qu’il parlait bien, ou parce qu’il était bien mis et possédait de belles manières, seulement parce qu’il parlait à son cœur de fille de la race, parce qu’il disait tout ce qu’elle aurait voulu dire elle-même, parce qu’il pensait comme elle pensait…

L’Angélus de midi mit fin à leur entretien.

Et ce fut avec la sensation d’une ivresse nouvelle, inconnue, que Dosithée regagna le domicile de son amie à quelque distance de là.

VIII


Tel que l’avait promis Zéphirin, il vint vers la brume chercher Dosithée pour la ramener chez son père.

Le jeune paysan prit la route de l’Anse qui longe le rivage du Saint-Laurent, puis celle de Saint-Germain qui conduit au Petit Village.

Le long du parcours, le jeune homme se montra très aimable. Il parla plus qu’à l’ordinaire, car seul avec la jeune fille il se sentait moins gêné que sous les regards myopes de Dame Ouellet ou les regards inquisiteurs de Phydime. Il informa la jeune fille que son père voulait l’établir et le marier, et il se hâta d’avouer qu’il se trouvait bien embarrassé sur le choix à faire parmi les jeunes filles qu’il connaissait. Il acheva timidement par cette remarque :

— Dans notre paroisse il y a bien peu de jeunes filles qui sont de mon goût.

Dosithée, ignorant la démarche du père Francœur auprès de Phydime ce jour-là, demeura silencieuse. À ce moment, elle pensait beaucoup plus à Léandre Langelier qu’à son compagnon de route, et elle ne pouvait chasser de son esprit l’image du charmant jeune homme, pas plus qu’elle ne pouvait oublier le délicieux entretien qu’elle avait eu avec lui.

Elle avait passé tout l’après-midi avec son amie de couvent, et toutes deux s’étaient grandement amusées à faire de la musique. Dosithée s’était montrée très gaie, plus gaie que d’habitude, elle exerça ses doigts un peu gourds sur le clavecin et chanta à ravir des stances d’amour. Elle sut communiquer à son amie la même émotion joyeuse qui l’animait, et si cette amie eût été plus observatrice, peut-être aurait-elle pu saisir dans les grands yeux noirs de Dosithée l’image de Léandre Langelier.

Et, ce soir-là, la jeune fille demeurait sous l’empire de la même émotion, avec cette nuance que la gaieté exubérante s’était transformée en une suave gravité qui la portait à la rêverie. Et comme elle avait hâte, à présent, de se trouver seule dans sa chambre pour y rêver tout à son aise ! Pour un peu elle en aurait voulu à Zéphirin de la distraire de ses pensées. Mais, le pauvre garçon, pouvait-elle lui en vouloir ?…

Elle s’efforçait donc d’être plaisante avec lui, de temps à autre elle lui accordait généreusement un sourire sympathique, et elle se donnait l’air de s’intéresser à toutes les choses qu’il lui disait. Oh ! quelle différence entre lui et l’autre ! L’autre… ah ! elle ne l’oublierait jamais ! Puis elle s’irritait de faire entre Zéphirin et Léandre un parallèle qui était si au désavantage du premier, parce qu’elle s’imaginait manquer au principe de la charité chrétienne. Et puis, comme elle avait beaucoup d’estime pour Zéphirin, elle redoutait de lui faire