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DÉPOSITION DE M. THÉVENET
Avocat, Sénateur, ancien Ministre de la justice.

Me Labori. — Je demanderai à M. Thévenet de vouloir bien nous dire ce qu’il sait de l’affaire Esterhazy et ce qu’il pense de la bonne foi de M. Emile Zola dans l’affaire actuelle.

M. Thévenet. — Je ne connais personne de la famille Dreyfus, ni aucun fait particulier ; j’ai seulement suivi avec beaucoup d’attention toutes les phases de cette triste affaire, et j’ai été très surpris de constater dans l’information de regrettables lacunes ; j’en ai conclu que M. Emile Zola avait été de bonne foi dans sa publication.

J’ai été surtout frappé des explications qui avaient été données par M. le commandant Esterhazy au début de l’affaire. Il a plusieurs fois affirmé qu’une dame voilée lui avait remis la copie d’une pièce secrète très importante, existant au ministère de la guerre, et démontrant, disait-on, la culpabilité de Dreyfus.

Cette pièce avait, aux yeux de M. Esterhazy, une telle importance qu’il la regardait comme «un document libérateur» — ce sont ses propres expressions, — et qu’il avait jugé utile de l’envoyer sous pli à M. le Ministre de la guerre, qui n’a pas nié l’avoir reçu.

Eh bien ! messieurs les jurés, l’instruction faite par l’autorité militaire semble n’avoir attaché aucune importance à ces déclarations si précises de M. le commandant Esterhazy ; je suis très étonné qu’on ne les ait pas soumises à une enquête approfondie — Cette femme voilée existait-elle réellement ? Il semblait utile de le savoir.

Si, en effet, une pièce secrète et importante, enfermée sous triple serrure dans une armoire du ministère de la guerre, avait été communiquée à cette femme, il était essentiel de savoir comment et par qui cette divulgation avait pu avoir lieu.

Il pouvait en avoir été de même d’autres pièces secrètes intéressant la défense du pays, et, des lors, des mesures très sévères devaient être prises pour empêcher le retour de pareilles indiscrétions.

L’enquête sur cette femme voilée n’était point difficile à faire. Elle avait fixé ses rendez-vous dans des lieux un peu étranges.

Elle y avait été conduite, à deux reprises, notamment, par des cochers de voitures publiques, et je crois qu’à Paris MM. les cochers ne se dérobent jamais quand la justice fait appel à leurs souvenirs.

Si la femme voilée était une invention de M. Esterhazy, une légende imaginée, je ne sais dans quel but, — et il y en a beaucoup dans cette affaire, — la question n’en était pas moins grave. L’existence de la pièce secrète dans les mains de