Page:Le proces Zola devant la cour d assises de la Seine et la cour de cassation, Paris Bureaux du Siècle etc , 1898, Tome 1.djvu/182

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Depuis, Messieurs, combien de fois ai-je renouvelé cette expérience, non pas pour moi-même et seul, mais avec le concours d’amis, sous les yeux desquels ces documents sont passés ! Jamais je n’ai rencontré une dissidence ; tous ceux qui ont bien voulu voir et ouvrir les yeux ont été frappés par la même évidence, et je puis dire, dès à présent, anticipant sur l'ordre chronologique des faits, que plus tard les experts eux-mêmes qui ont contribué à la préparation de l’instruction dans l’affaire Esterhazy ont dû, dans une large mesure, le reconnaître, bien qu’ils aient conclu que le bordereau n’a pas été l’œuvre matérielle de M. le commandant Esterhazy, en émettant cette pensée qu’il pouvait être l’œuvre d’un habile faussaire.

Dans tous les cas, ces constatations des experts, aussi bien que celles que je faisais moi-même, étaient le renversement absolu de celles de 1894. On ne pouvait concilier, en effet, d’un côté cette attestation que l’écriture de ce bordereau ressemblait à l’écriture de M. Dreyfus et, d’un autre côté, cette évidence inverse et contradictoire, que la même écriture reproduisait l’écriture de M. Esterhazy.

Messieurs, j’arrivais à la conviction ; mais il restait encore un trouble dans ma pensée sur lequel il fallait absolument que je fusse éclairé. Je dis à M. Scheurer-Kestner : « Tout cela est très bien, vous me donnez une écriture de M. Esterhazy : elle ressemble d’une manière effrayante à l’écriture même du bordereau ; mais, enfin ! nous savons qu’on a parlé de pièces secrètes ; quel que soit le rôle qu’elles aient joué dans le procès, si cependant elles apportaient la certitude que Dreyfus est un traître, serait-il possible de nous attarder aux questions de forme ? En aurions-nous le courage ? Moi, je ne l’aurais pas. Si cet homme était un traître, la forme eût-elle été violée pour lui, je n’oserais élever la voix et je ne le ferais point. » Je demandai à mon collègue : « Pouvez-vous me rassurer ? Etes-vous sûr qu’il n’existe pas de preuves secrètes, comme on l’a prétendu, que cet homme soit coupable ? » J’insistai même et je lui dis : « On a parlé d’aveux, êtes -vous sûr qu’il n’existe pas d’aveux ? »

C’est alors que M. Scheurer-Kestner, avec cette simplicité d’accent et de conviction que vous avez pu constater, je le suppose, dans sa déposition, que je n’ai pas entendue, mais qui, sortant de sa bouche, ne pouvait laisser une autre impression, me dit : « Mais non, c’est impossible ; il n’est pas possible qu’il existe de preuves d’une culpabilité démontrée, certaine, de Dreyfus, et j’en ai la preuve en mains. »

Cette preuve, j’avais hâte de la connaître et M. Scheurer-Kestner me soumit la correspondance qui avait été échangée dans le courant de l’année 1896, entre le lieutenant-colonel Picquart et son supérieur, son chef hiérarchique, M. le général Gonse ; il ajouta à la communication de ces lettres une série d’autres lettres, — il y en avait treize, si je ne me trompe, — qui avaient été échangées encore entre les mêmes personnes