Page:Le proces Zola devant la cour d assises de la Seine et la cour de cassation, Paris Bureaux du Siècle etc , 1898, Tome 1.djvu/180

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Je dois dire qu’alors il ne crut pas pouvoir m’éclairer. Il m’expliqua, en effet, qu’il lui était impossible de rien dire des révélations qui lui avaient été faites, jusqu’à ce que le gouvernement auquel il les avait communiquées eût pris parti sur la décision qui lui paraissait commandée. Je dus m’incliner et attendre.

Cependant, M. Scheurer-Kestner me dit qu’il comptait beaucoup que M. le Ministre de la guerre et le Président du Conseil voudraient bien l’aider dans l’œuvre qu’il avait entreprise et lui prêter leur concours. Il y comptait ; ce fut une espérance déçue, et c’est ce qui explique que peu de temps après, le 7 décembre dernier, M. Scheurer-Kestner interpella devant le Sénat pour rendre compte des démarches inutiles qu’il avait faites.

Cette interpellation, malheureusement, Messieurs, ne lui permit pas de dire tout ce qu’il savait. J’en conserve un très profond regret ; il est infiniment regrettable, à mon sens, que le pays n’ait pas été plus tôt édifié sur tous les détails de cette affaire. J’intervins dans la discussion ; je pris part à cette interpellation, non pour y discuter des questions qui n’y avaient pas été posées, mais pour protester contre certains reproches qui venaient d’être adressés à mon collègue.

Les observations que je présentai portèrent sur deux points seulement. Je fis observer que très certainement ce n’était pas attaquer l’armée, qui dans ma pensée reste la personnification même de la patrie, que ce n’était pas non plus attaquer la chose jugée, que de demander la réparation d’une erreur judiciaire, puisqu’en somme la loi elle-même organise les moyens de la réparer. Je fis remarquer en outre que, M. Scheurer-Kestner se fût-il trompé,—je ne pouvais pas, à cette époque, juger des faits que j’ignorais encore, — à supposer que son zèle du bien public l’eût emporté, eh bien ! les démarches qu’il faisait étaient empreintes d’un tel désintéressement et d'un caractère si généreux qu’elles devaient encore imposer un certain respect !

Mais, en sortant, Messieurs, de cette interpellation, il me sembla que j’avais acquis le droit d’en savoir un peu plus, et cette fois, je priai mon collègue et je le priai très expressément de vouloir bien soulager ma conscience et de me dire tout ce qu’il savait.

M. Scheurer-Kestner consentit alors à me faire ses confidences.

Il m’exposa tout ce qu’il savait. Je vais raconter ce qu’il m’a raconté lui-même, et ce dont j’ai pu vérifier et constater L’exactitude.

M. Scheurer-Kestner me dit qu’au cours de l’année 1896, il s’était trouvé au ministère de la guerre, comme directeur du bureau des renseignements, un commandant, devenu plus tard lieutenant-colonel, le lieutenant-colonel Picquart qui, ayant eu l’occasion d’instruire une affaire d’espionnage contre un commandant de troupe, le commandant Esterhazy, avait conçu la pensée, avait acquis la certitude que c’était ce commandant