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2 LE TOUR DU MONDE.

fainéant et voluptueux en l’honneur de qui a été érigé ce monument commémoratif de sa visite en Irlande en 1821. Dès lors ce petit port cesse de s’appeler Dunleary — fort de Leary au Loeghaire, fils de Nial, un des derniers princes celtes païens — pour prendre le nom de Kingstown, « Ville du Roi ». Il serait rationnel de penser que c’est le lieu où aborda George IV quand il fit cette grâce à ses sujets irlandais ; mais pas du tout : c’est au contraire celui où 1l s’est embarqué pour les quitter, Était-ce pour lui ou pour eux que ce jour fut si beau, qu’il en fallut immortaliser le souvenir en granit ? Touchant symbole de l’attachement qui unit la couronne britannique au peuple de l’ile dite sœur par une ironique antiphrase ! .

Rien n’est irritant pour la curiosité surexcitée du voyageur comme d’arriver à la fin du jour en un lieu inconnu, Si rapidement que se fasse le transbordement des bagages dans le train qui en vingt minutes conduit de Kingstown à Dublin, l’attente paraît interminable. À la gare de Westland-Row on bénit une fois de plus la merveilleuse organisation des chemins de fer anglais. Pas de bulletin de bagages à présenter, pas de visite d’octroi, pas de course affolée après une voiture, rien de cette agitation qui chez nous fait ressembler la descente d’un convoi de voyageurs à l’exode d’une maison d’aliénés, Avec l’assistance d’un facteur poli et obligeant à miracle, on pêche soi-même son butin directement dans le fourgon, et l’on saute dans

un des nombreux véhicules alignés le long de la plate-

forme. Cependant, avant qu’on ait gagné son gîte, cahoté à travers des rues où s’épaississent les ténèbres, rendant indécises formes et lumières, la nuit est tout à fait venue. On sort pourtant pour essayer de voir quelque chose.

De grandes voies très larges, bordées de maisons à :

trois étages qui ont assez bon air, fourmillent de promeneurs flânant le long des devantures fermées des magasins, qui font des trous noirs. Pas de cafts, peu de lumière. Des gamins déguenillés et pieds nus crient en fausset suraigu l’« extra-spécial » des journaux du

soir. En allant toujours droit devant soi, on gagne des

rues absolument désertes, silencieuses, mal éclairées. toujours très larges, allongeant à perte de vue une perspective de façades basses et sombres : on se croirait dans une ville pétrifiée. Apercevant à un tournant de grandes flambées de gaz dans un lointain d’où arrivent quelques rumeurs, on se dirige de ce côté, À la bonne heure, au moins, on voit clair 161. Il est vrai que ce qu’on y voit n’est guère réjouissant. Ces feux de fête illuminent dés public-houses pareils à ceux d’Angleterre, établissements éclairés avec autant de luxe que les estaminets du boulevard, ei qui ne sont autre chose que le « mastroquet » du coin. Pressés comme les moutons d’un troupeau, les clients de ces tristes lieux boivent debout, accoudés au comptoir ou accotés à la muraille, dans une atmosphère empestée de vapeurs alcooliques, épaissie de fumée de tabac, empuantie de relents humains. Ils causent assez tranquillement d’abord. Puis l’ivresse


monte, le ton s’élève, des chants sont entonnés par des voix rauques mêlées de hurlements sauvages, et c’est un sabbat infernal jusqu’au moment où, pour faire place à d’autres, le patron, aidé de quelques buveurs restés à peu près sobres, expulse à coups de poing les ivrognes, qui s’en vont en titubant cuver leur whisky dans leur bouge, à moins qu’avant d’y parvenir ils ne roulent dans quelque coin pour y ronfler jusqu’au matin. Les deux sexes sont à peu près également représentés dans ces agapes, et en vérité, si un homme ivre est déjà bien repoussant, ce n’est rien à côté du haut-le-cœur qu’on éprouve à voir une femme en cet état, En voilà une justement qu’on jette à la rue ; c’est une vision effroyable, celte misérable créature hâve, hagarde, ses membres décharnés, à peine couverts de haillons sordides, agités d’un tremblement convulsif, l’œil fixe et le regard fou d’une bête furieuse, qui, brutalement bousculée au milieu des ricanements de la foule, vient s’abattre comme une masse sur le pavé fangeux, où elle devrait se briser le crâne, s1 la providence des ivrognes n’étendait sa grâce sur elle.

Le spectacle de cette abjection est fort vilain, et il ne doit pas être prudent de s’attarder dans ces quartiers à physionomie de coupe-gorge. On demande son chemin au policeman, surveillant impassible et débonnaire de l’orgte, et l’on est fort surpris de se retrouver aussitôt devant la porte de son hôtel, jusqu’où parviennent les échos affaiblis de la hideuse bacchanale. Il paraît que nous avons simplement tourné sur nousmême, On rit de notre émoi. C’est un samedi soir, jour de repos et de liesse. Ces ivrognes sont de fort braves gens, qui demain iront tranquillement à la messe, et les alentours des tavernes ne voient pas couler d’autre sang que celui des buveurs battant les murs de leur tête alourdie. On profite de l’occasion pour nous assurer que, défalcation faite des crimes agraires, l’Irlande est le pays du monde où les cours d’assises ont le moins de besogne. Bonne parole pour s’endormir en paix, autant que le permet cette attente impatiente du lendemain dont nous sommes sans cesse hantés, alors que pourtant la fuite des heures est une plaie toujours ouverte par laquelle s’écoule lentement notre vie.

IL

J’admire les sages qüi partent de chez eux avec un programme de voyage soigneusement pointé sur leur Bædeker. Je les admire, mais je ne les envie point, car ils se privent de cette délicieuse incertitude des premiers pas sur une terre étrangère, de ce charmant imprévu d’une journée de vagabondage sans but, au hasard de la fantaisie, les yeux et l’esprit ouverts à des impressions toutes neuves. (est dans la fraîcheur et le déshabillé du matin que cette première connaissance est le plus agréable à faire ; mais à Dublin il ne faut pas se lever trop tôt : on risquerait de trouver la ville encore endormie. À huit heures du matin, en vlein été, les fenêtres sont closes ct les rues déscrtes. Vers neuf