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M. ÉDOUARD CHARTON

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C’est pour les lecteurs du Tour du Monde un ami de vingt-neuf ans qui disparaît : les éditeurs, s’associant aux sentiments de la famille de celui qui fut aussi pour eux un ami et un collaborateur dévoué, ont voulu publier une notice sur sa vie et ses travaux ; je les remercie de m’avoir confié cette tâche.

On a dit sur la tombe de M. Édouard Charton qu’il fut « un homme de bien » : ce mot répondait à la pensée de tous ; et sans doute si cet homme modeste eût pu souhaiter d’être loué, c’est ainsi qu’il eût voulu l’être. Par son exemple comme par ses œuvres, il a fait du bien aux autres. Il a écrit, non pour acquérir un renom littéraire, mais pour être utile. Avant tout il a été un vulgarisateur, et peu d’hommes ont fait autant pour l’éducation du peuple. Il avait beaucoup lu et beaucoup vu, on était frappé, en causant avec lui, de la variété de ses connaissances. Mais il ne s’est pas contenté de vulgariser des notions d’histoire, de géographie, de littérature, de sciences : il a, si l’on peut ainsi parler, vulgarisé des idées morales. À notre époque où tant de forces s’émiettent et se dispersent, il a concentré sur une même pensée tout ce qu’il sentait en lui d’énergie. Ce vulgarisateur a été constamment un moraliste : c’est là ce qui fait l’unité de sa vie.

M. Édouard Charton était né à Sens le 11 mai 1807. Il fit ses études classiques au collège de sa ville natale, et son droit à Paris. Il eut un instant la pensée de se consacrer au barreau, mais il ne tarda pas à y renoncer. Il y avait à Paris, sous la Restauration, un groupe d’hommes éminents qui s’occupaient d’œuvres philanthropiques : M. Charton se mit en relation avec eux et fit ses débuts d’écrivain comme rédacteur du Journal de la morale chrétienne. Bientôt il entra dans l’école saint-simonienne : il avait été séduit par les côtés généreux de la nouvelle doctrine ; il y voyait un instrument de progrès, un moyen d’améliorer la condition matérielle et morale de ceux qui souffrent, Il apporta au saint-simonisme toute l’ardeur et toute la foi de sa jeunesse : ce fut un véritable apostolat, et lui-même racontait, moitié ému, moitié souriant, comment il avait été envoyé en Bretagne en qualité de prédicateur (c’était le terme adopté dans l’école), Mais s’il avait partagé les enthousiasmes, les espérances, les utopies même de la première heure, il convient de rappeler qu’il s’éloigna à jamais quand il entendit discuter ces principes de la famille qui étaient pour lui la base de toute société. Cet homme qui avait à un si rare degré le culte du foyer domestique ne pouvait admettre que l’institution du mariage devint matière à paradoxes. Avec quelques-uns de ses amis, il se sépara brusquement de l’école saint-simonienne. Ce fut pour lui un déchirement cruel. Il fit ce qu’il devait faire dans tous les chagrins, dans toutes les douleurs de sa vie : il se remit au travail avec une ardeur nouvelle.

C’est alors — il avait vingt-cinq ans — qu’il fonda le Magasin pittoresque. Il l’a dirigé du 1er janvier 1833 au 31 décembre 1888, c’est-à-dire pendant cinquante-six ans. Dès le début le succès fut très grand. Il y avait des journaux populaires illustrés en Angleterre, mais c’était la première publication de ce genre qui se faisait en France, M. Charton racontait que, le jour où le premier numéro parut, il déjeunait avec M. Cazeaux, son collaborateur, dans un restaurant du Palais-Royal ; près d’eux, sur une échelle, étaient deux ouvriers peintres qui travaillaient ; l’un des deux dit à son camarade : « As-tu lu le Magasin pittoresque ? » On peut se figurer l’attention de nos auteurs et leur joie quand ils entendirent les deux ouvriers faire l’éloge du nouveau recueil. Ils avaient donc réussi ; car ce qu’ils avaient voulu faire, c’était un journal populaire, un journal pour tous. Et tous, en effet, artisans et bourgeois, pauvres et riches, achetèrent le Magasin pittoresque : à la fin de l’année, dans une revue jouée sur un petit théâtre, il eut Les honneurs d’un couplet de vaudeville. Tandis que le succès était de jour en jour plus vif auprès du grand public, les artistes et les amateurs voyaient dans le Magasin pittoresque une tentative pour remettre en honneur l’art éminemment français de la gravure sur bois. Si l’on veut se rendre compte de l’état de décadence où cet art était arrivé en 1833, on n’a qu’à feuilleter les premiers volumes du recueil dans l’édition originale ; je dis édition originale, parce qu’il a été fait