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Dans l’après-midi, nous commençâmes à gravir la montagne de Zigana ; la route est mauvaise, pleine de trous et de fondrières, et si étroite que ce n’est guère qu’un sentier : elle serpente sur des pentes rapides au bord de précipices sans fond.

La végétation y est splendide ; elle ressemble beaucoup à celle du Caucase.

Les abiès, les pins et les hêtres y sont d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses. À leur pied d’épais massifs de rhododendrons étalaient leurs bouquets de fleurs violettes ; plus loin, çà et là, des groseilliers et des framboisiers sauvages commençaient à montrer leurs feuilles et leurs fleurs.

Aux approches du sommet, le chemin est garni de gros rondins de bois placés à peu de distance les uns des autres pour soutenir le sol qui pourrait être entraîné par les pluies ou la fonte des neiges. Les animaux des caravanes, qui posent régulièrement leur pied là où l’a mis la bête de tête, ont creusé, entre ces morceaux de bois, des trous profonds, remplis d’eau et de boue, ce qui rendait notre voyage très-pénible.

À quelques centaines de mètres de cet endroit. nous trouvàmes de la neige au fond des ravins, et nous aperçûmes une centaine de cadavres de bêtes de somme, à demi déchiquetées par les oiseaux de proie : spectacle hideux qui nous disait assez ce qu’avait dû être la route pendant les premiers jours du printemps. Les gypaètes, les vautours et les corbeaux s’envolaient avec bruit à notre vue et attendaient sur les rochers voisins que nous fussions éloignés pour se remettre à leur festin.

Au milieu du plateau, nous trouvâmes les khans de Becchiler, où des ingénieurs français, qui ont fait les études du tracé de la route d’Erzeroum, ont écrit en grosses lettres, par regret, envie ou dérision, les noms des plus fameux hôtels de Paris.

Enfin, nous atteignîmes le point le plus élevé de la route ; nous étions à deux mille vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Pendant notre halte, je fus assez heureux pour tuer un aigle botté, oiseau rare et curieux. De ce site, la vue doit s’étendre à des distances considérables ; mais une épaisse couche de nuages, que nous avions traversée pendant notre ascension, roulait sous nos pieds ses immenses vagues floconneuses et nous empêchait de rien distinguer de plus que les sommets de quelques montagnes avoisinantes.


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Marchand de charbon de Djewilisk.


Le versant sud est presque complètement privé d’arbres. L’un de mes compagnons m’en donna pour raison que les mines exploitées dans les environs avaient nécessité la destruction complète des forêts. Mais en examinant la nature du sol, entièrement composé de roches volcaniques, tout à fait aride et sans terre végétale, je pensai qu’on pouvait attribuer en grande partie à la stérilité cette absence de végétation.

La descente est au moins aussi pénible que la montée. Il fallut, pour ménager nos montures, mettre pied à terre. On ne saurait imaginer combien ces routes sont difficiles et fatigantes pour les mulets et les chevaux de caravanes qui portent des poids de cent vingt à cent cinquante kilos !

Le soir, après douze heures de marche, nous arrivâmes, en compagnie d’une troupe de marchands persans, au fond d’un petit ravin où se trouvent quelques khans. Nous entrâmes dans l’un d’eux, tenu par un Arménien.

Une observation assez triste à faire est que, dans ces pays, chaque fois que l’on prend pour gîte un khan chrétien, on est a peu près sur d’avoir à se plaindre de la cupidité excessive de celui que nous appellerions ici l’aubergiste ; aussi est-ce un devoir de donner aux voyageurs le conseil de préférer autant que possible les khans des musulmans : ils sont presque toujours beaucoup plus hospitaliers et plus honnêtes.

Le lendemain, à l’heure de notre départ, notre khandji chrétien nous demanda six fois la valeur de ce que nous avions pris chez lui ; encore le traitre crut-il devoir affecter de pleurer comme un enfant parce que nous ne voulûmes satisfaire qu’a moitié à ses ridicules exigences. Les voyageurs persans qui avaient passé la nuit chez un musulman n’avaient eu, au contraire, qu’à se louer de ses procédés.