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ordonnait a tous caïmakans, murdirs et moutards de me couvrir de leur protection, et surtout de me fournir, contre argent un gîte, des chevaux et des vivres.

Pour me donner une marque plus sensible encore de son estime, le pacha m’avait envoyé, la veille de mon départ, un des zaptiés de sa garde, qui avait pour mission de me garantir de tout désagrément. C’était un grand et solide gaillard d’origine laze ; mais je n’eus pas à me louer de ses services.

J’avais fait l’emplette de deux chevaux, l’un pour mon domestique et mes bagages, l’autre pour mon usage personnel.

Mon domestique était jeune. Où était-il né ? Il paraissait n’en rien savoir. Il écorchait tant bien que mal plusieurs langues, notamment le français, qu’il affirmait savoir, mais qu’il transformait, de la manière la plus fantaisiste, en une sorte d’italien barbare.

Hélas ! les gens qui prétendent en Orient à la fonction de drogman sont presque tous de cette trempe. Heureux qui peut s’en passer !

Ainsi escorté, je partis un beau matin pour Djewilisk, petit village situé à six heures de Trébizonde (à peu près vingt-huit kilomètres), au confluent du Deghermen-Dère et d’un autre petit torrent, qui descend des montagnes du côté de l’est.

En route, nous fimes la rencontre de nombreuses troupes de paysans, qui se rendaient à Trébizonde ; le costume des hommes était généralement de grosse étoffe de laine brune ou blanche. Quelques-uns portaient unee veste, d’autres de longues robes qu’ils relevaient pour marcher à la manière des Circassiens. Leurs coiffures étaient le fez, le turban, le baschlik ou le bonnet de peau de mouton.

Presque toutes les femmes étaient enveloppées d’un tchartchaf de coton à carreaux bleus et blancs. Les Grecques ne portaient ce voile que très-court et descendant jusqu’à la ceinture ; il était quelquefois blanc. Leur jupon de grosse laine rouge et leur corsage de cotonnades variées donnaient assez d’agrément à l’ensemble de leur costume.

Tandis que les femmes étaient souvent chargées de lourds fardeaux, les maris allaient devant ou derrière, tricotant un bas ou des guètres. Il était assez singulier de voir ces rudes montagnards, un long poignard à la ceinture, un fusil sur l’épaule, se livrer il ces travaux féminins : les rôles semblaient renversés. Les hommes sont grands et bien bâtis ; leur physionomie est belle et régulière ; celle des femmes, au contraire, du moins celles dont j’ai vu le visage, n’avaient rien d’agréable.


IX

Départ de Trébizonde par la vallée du Deghermen-Dère. – Le couvent. – Assassinat d’un ingénieur et de son fils. – Les moulins et les fontaines.

Nous étions sortis de la ville par la route d’Erzeroum, qui traverse d’abord le faubourg de Zeitenlik-Mahalessi, passe sur le bord de la mer au bas de la falaise du Bostepeh, et longe ensuite le cours du Deghermen-Dère : cette rivière se jette dans la mer à un kilomètre de Trébizonde en sortant d’une délicieuse vallée. Un peu après avoir laissé derrière soi la montagne du Bostepeh, on aperçoit, à droite, sur la hauteur, les ruines d’un ancien couvent, qui par leur importance attestent ce qu’a dû être la splendeur de cet édifice religieux.

Près du village de Mugurdji, à trois heures de Trébizonde, Hussein-Aga, mon zaptié, me fit voir la maisonnette où deux ans auparavant un ingénieur français, M. Baltazar, et son fils âgé de quinze ans, furent tués, à coups de poignard et de pistolet, pendant la nuit, par une bande de misérables dont le mobile avait été la vengeance.

Cet ingénieur avait eu l’imprudence extrême de railler au sujet de leur religion les travailleurs musulmans qui étaient sous ses ordres.

Les barbares, dans leur rage, avaient coupé les mains du pauvre jeune homme et l’avaient ensuite frappé de dix-sept coups de couteau sous les yeux mêmes de l’ingénieur, blessé mortellement, mais encore assez vivant pour voir le supplice de son enfant. Les auteurs de cet horrible crime furent immédiatement recherchés, et l’on mit en prison une vingtaine d’individus. Mais on ne put trouver de preuves suffisantes de leur culpabilité.

Deux années après cet événement, on me fit voir dans la prison de Trébizonde l’un de ces individus les plus gravement scupconnós. Il attendait là le résultat de l’enquête, qui paraissait loin d’être encore terminée.

À quelque distance au delà de Mugurdji, à l’endroit nommé Maturadji, la vallée de Deghermen-Dère se resserre et l’on voit sur la rivière quelques moulins en bois pittoresquement situés. Leurs roues horizontales font mouvoir des meules très-primitives qui ne donnent qu’une farine grossière.

De même que sur toutes les routes d’Orient, on voit de nombreuses fontaines, soit en bois, soit en pierre, suivant qu’elles sont situées dans la vallée ou au faîte des montagnes. Elles ne sont pas dues à la prévoyance du gouvernement, mais à la piété et à la charité des particuliers.

Les fontaines de la montagne donnent une eau délicieuse et sont souvent curieusement construites. Un énorme tronc d’arbre creusé tout auprès sert d’abreuvoir aux bestiaux et aux bêtes de somme.


X

Arrivée et séjour à Djewilisk. – Le mauvais temps. – Retour forcé à Trébizonde. – Le Kabak-Meïdan et le thé des Persans.

Dans le village de Djewilisk on trouve des khans et des douckans bien approvisionnés de tout ce qui est nécessaire aux caravanes ; c’est souvent là qu’elles s’arrêtent pour la première fois en venant de Trébizonde