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LE TOUR DU MONDE.

tant de fracas que la voix de trompette du commandant se distinguait a peine au milieu du tumulte.

Il nous eût été impossible de dire, à quatre-vingts kilomètres près, où se trouvait la Panthère.

« Là ! » cria le capitaine triomphant, sa paume étendue sur la carte de la mer de Baffin et couvrant au moins dix mille milles carrés de terre et d’eau, « voilà où nous sommes maintenant ! ».

Oui, mais il n’était que trop sûr que le navire avait dérivé en dedans d’une ligne d’écueils : les vagues moutonnaient de toutes parts ; les glaces et les récifs nous barraient le chemin.

Nous avions mis le cap sur la terre, dans l’intention de nous arrêter à une station de pèche de Danois et d’Esquimaux que nous savions être quelque part sur la côte ; mais où la découvrir ? Nous étions certains d’y trouver au moins des hommes, mais il fallait d’abord que la tempête se décidât à nous donner congé. Quand elle voulut bien nous fausser compagnie, nous avions déjà regagné la mer libre, sans savoir au juste comment, et jusqu’à la fin de l’affaire nous eûmes soin de nous tenir à une distance plus respectueuse de la Terre de Désolation.

Le ciel s’étant enfin éclairci, le navire fut dirigé sur une ouverture de la ceinture de glaces qui presse le rivage et se trouva bientôt derrière un groupe d’îles peu éloignées du continent, et situées au midi de l’endroit où nous avions couru un si grand péril.

La côte était débarrassée de glaces ; on s’occupa, de chercher la ville de pêcheurs qu’on nous avait signalée. Nous tirâmes des coups de fusil, la Panthère siffle de son mieux : Pécho s’éveilla, quelques mouettes s’agitèrent ; ce fut tout. Nous serpentâmes avec circonspection le long des îles, la vapeur élevant la voix, la poudre grondant de temps à autre.

Tout à coup, nous vîmes quelque chose de noir se dessiner sur la mer : tête et épaules d’un homme, croupe velue d’un animal : « Un centaure marin ! »

« Hi ! hi ! » fut le premier son qui sortit de la bouche de l’étrange créature ; puis elle nous dit d’une voix tout à fait humaine : « Hi ! hi ! moi Julianashaab pilote. » Cette communication nous réjouit fort en dépit de l’apparence du survenant. En quelques instants, il touchait notre bord ; nous le primes par chaque bout dans le balan de deux cordages, et nous le halâmes sur le pont, où se dégagèrent bientôt du reste une tête et des bras parfaitement identiques à ceux des bipèdes connus jusqu’à ce jour.

L’aspect de ce pilote, surgissent ainsi des profondeurs de la mer, n’était certes pas engageant : une large figure, d’énormes joues, le moins de nez possible, des yeux pour mémoire, c’était là de quoi fournir au professeur qui s’était joint à nous un intéressant sujet d’études, mais il ne semblait guère que ce pût être ce dont nous avions besoin pour nous aider à trouver un port sur cette très-vilaine côte. Il était à tous crins, ruisselant d’eau. Il sentait la marée. Mais nous n’avions pas le choix, et, sans s’arrêter à sa mine, le capitaine lui donna Perdre de nous conduire à Julianashaab.

« Oui, bien ! » répondit-il en se dirigeant vers le banc, et nous voilà en route sous son égide.

Julianashaab n’est pas aisé a atteindre, même quand on a un centaure pour pilote, La Panthère vira, revira, tournoya parmi un si grand nombre d’îles, notre guide baragouinait et gesticulait de telle sorte que le capitaine en eut la tête troublée et finit par croire que nous