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rés, en verroterie, dont les riches couleurs font ressortir la finesse de sa main et se marient parfaitement à la nuance bronzée et luisante de sa peau. Les nègres de cette race sont mahométans et conservent, dit-on, leur croyance au Prophète, tout en se soumettant aux pratiques de l’Église catholique. Ils ne me paraissent pas aussi affables et aussi communicatifs que les nègres congos ; ils sont, au contraire, assez fiers. Un matin, j’en rencontrai, au marché, une bande s’apprêtant à déjeuner, après le travail ; je m’arrêtai pour causer avec eux et j’essayai différentes manières d’entrer en conversation. Ils me jetèrent un regard froid et soupçonneux, répondirent sèchement à mes questions et furent évidemment soulagés quand je les eus quittés.

Parmi les objets d’un intérêt spécial que nous avons vus ici pour la première fois, est le fruit colossal du sapucaïa, espèce de lecythis qui appartient à la même famille que les noix du Brésil. Il y a plusieurs variétés de ce fruit, dont la grosseur est tantôt celle de la pomme, tantôt celle du melon. Sa forme est celle d’une urne munie d’un couvercle. Il renferme environ cinquante graines grosses comme des amandes.

Les bois qui couvrent les collines de la Tijuca sont très-beaux et d’une végétation luxuriante, mais je manque de noms pour indiquer les différents arbres. Nous ne sommes pas encore assez familiarisés avec l’aspect de la forêt pour distinguer facilement les diverses formes de la végétation, et il est en outre extrêmement difficile de savoir au juste le nom vulgaire des plantes. Les Brésiliens me semblent indifférents aux détails de la nature. Du moins je n’obtiens jamais une réponse satisfaisante à la question que je répète constamment : Comment appelez-vous cet arbre, ou cette fleur ? » Si je m’adresse à un botaniste, il me donne invariablement le nom scientifique, mais pas le nom populaire ; il ne paraît même pas se douter qu’un pareil nom puisse exister. J’ai pour la nomenclature tout le respect qui lui est dû, mais quand je demande le nom d’un arbre élégant ou d’une gracieuse fleur, j’aimerais à recevoir une réponse honnête, quelque chose qu’on puisse décemment introduire dans la simplicité du langage ordinaire et non pas une majestueuse et officielle appellation latine. Nous sommes frappés de la variété des mélastomées, en pleine fleur en cette saison, et vraiment fort remarquables avec leurs larges corolles pourprées ; nous admirons aussi plusieurs espèces de bombacées dont le feuillage particulier et les gros fruits cotonneux sont si faciles à reconnaître. L’arbre candélabre (cecropia) abonde ici comme dans tous les environs de Rio et il est couvert, en cette saison, de fruits qui ressemblent un peu à ceux de l’arbre à pain, mais qui sont plus minces et de forme cylindrique. D’énormes euphorbiacées, de la dimension d’un arbre forestier, attirent aussi notre attention, car les plus grosses que nous eussions vues jusqu’ici n’étaient que des arbustes, comme l’estrella do Norte (poinsettia). Mais il y a devant la maison Bennett un très-gros noyer (nogueira) de cette famille. Les palmiers sont nombreux. Il y a d’abord le cari (astrocaryum) à la tige épineuse et dont les feuilles défendent l’approche ; il est très-commun. Les grappes de ses fruits bruns, luisants comme la châtaigne, pendent entre les feuilles qui forment sa couronne, et chacune d’elles, longue d’un pied, massive et serrée, ressemble à un gros amas de raisins noirs. Le palmier syagrus se montre aussi fréquemment ; son fruit grisâtre rappelle l’olive, et pend en grosses grappes au-dessous des feuilles. La masse du feuillage est comme tissue par l’entrelacement des lianes parasites, et il n’est pas une branche morte ou un tronc abattu qui ne serve de support et d’aliment à quelque plante nouvelle. Certains arbres exotiques, mais de la région tropicale, sont partout cultivés ; par exemple, autour des maisons l’arbre à pain, les ameixas (espèce de prunier de la famille de l’aubépine), le bananier, etc. Le bambou des Indes orientales est aussi très-employé pour faire des avenues à Rio de Janeiro et aux environs. Les allées de bambous du parc Saint-Christophe en sont la plus belle décoration.

10 juin. — Arrivés à Juiz de Fóra dans la soirée du 22, nous sommes repartis le lendemain, au point du jour, pour la fazenda de M. Lage, située à environ trente milles plus loin (quarante-huit kilomètres). Nous formions une joyeuse troupe composée de la famille de M. Lage, de celle de son beau-frère, M. Machado, auxquelles s’étaient joints un ou deux amis, et de nous-mêmes. Les enfants n’en pouvaient plus de joie ; une visite à la fazenda est pour eux un événement rare, et par conséquent une grande fête. Pour nous transporter tous avec notre bagage, deux larges coches et plusieurs mulets de selle ou de bât avaient été mis en réquisition. Une petite voiture conduisant les appareils de M. Machado, excellent photographe, faisait l’arrière-garde. La journée était admirable, le chemin serpentait le long de la Serra, dominant les magnifiques perspectives de l’intérieur et les caféries qui couvrent le flanc des collines, où la hache a fait disparaître la forêt primitive. Cette route est un nouveau témoignage de l’énergie et de l’intelligence du propriétaire. Les anciens chemins étaient des sentiers à mulets, grimpant l’un au-dessus de l’autre, ravagés par les pluies torrentielles et presque toujours impraticables. M. Lage a montré à ses voisins combien plus commode peut devenir la vie des champs, si l’on abandonne les vieilles routines ; il a ouvert aux flancs des montagnes une route en pente douce d’un parcours facile en toute circonstance. Il ne fallut à nos voitures que quatre heures pour aller de Juiz de Fóra à la fazenda, tandis que, jusqu’à l’année dernière, c’était un voyage à cheval d’un jour et même de deux par le mauvais temps. Il est fort à souhaiter que cet exemple soit suivi partout, car le manque de routes passables rend les voyages dans l’intérieur presque impossibles, et c’est l’obstacle le plus sérieux au progrès et à la prospérité générale. Il est bien extraordinaire que les gouvernements des différentes provinces au moins de celles qui, comme Rio de Janeiro et Mi-