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de l’avoir finie est un Brésilien, M. Marianno Procopio Ferreira Lage, né dans la province de Minas Geraes. Cette province se fait remarquer, dit-on, par l’intelligence et l’énergie de ses habitants, supérieures à celles des hommes des provinces voisines. Peut-être est-ce l’effet d’un climat moins brûlant, les petites cités mineiras étant presque toutes situées sur les hauts plateaux des serras et jouissant d’un air plus frais, plus stimulant que celui qu’on respire au bord de la mer. Avant d’entreprendre les travaux de cette route, M. Lage envoya en Europe et en Amérique, afin d’y étudier tous les perfectionnements modernes introduits dans les œuvres de cette nature. Le résultat témoigne de sa patience et de sa persistance à poursuivre l’exécution de son projet[1]. Il y a douze ans, le seul moyen de se rendre dans l’intérieur en partant de Pétropolis était un étroit sentier à mulets, rompu, dangereux et sur lequel un voyage d’une centaine de milles exigeait une chevauchée de deux ou trois jours. Maintenant on va de Pétropolis à Juiz de Fóra en voiture, du lever au coucher du soleil, sur une bonne route de poste qui ne le cède à aucune autre au monde. Tous les dix ou douze milles, on trouve un relais de mules fraîches à quelque jolie petite station, bâtie le plus souvent en forme de chalet suisse. Ces établissements sont presque tous tenus par des colons allemands, qui avaient été d’abord engagés dans leur pays pour travailler à la route. Cette émigration est en elle-même d’un grand avantage pour cette province. Partout où les petits villages allemands se sont groupés au bas des collines, on aperçoit de jolis jardins pleins de légumes et de fleurs, des maisons proprettes où tout annonce l’épargne et l’amour du bien-être intérieur, vertus qui caractérisent en tout lieu le bon paysan d’Allemagne.

Nous nous embarquâmes à Rio, vers deux heures de l’après-midi, dans un petit bateau à vapeur qui nous transporta de l’autre côté de la baie à quinze milles de distance. Grâce à la brise, la chaleur, bien qu’intense, n’était pas accablante. Nous passâmes devant la grande île du Governador, la coquette petite île de la Paquetá, et devant quelques autres encore, couvertes de palmiers, de bananiers et d’acacias, qui parsèment la baie et ajoutent à sa beauté une grâce nouvelle. Au bout d’une heure un quart de navigation, nous mettions pied à terre au village de Mauá[2]. Là nous montâmes en wagon et une nouvelle course d’une heure au milieu de terrains bas et marécageux nous amena au pied de la montagne (Ruiz da Serra). Il fallut alors quitter le railway et prendre la malle-poste qui part régulièrement de cette station. La montée fut charmante ; nous étions dans un excellent coupé ouvert et nos quatre mules galopaient à toutes jambes sur une route unie comme un parquet. Le chemin décrit de nombreux lacets sur le flanc des montagnes ; il s’élève et s’abaisse sur les vertes collines qui semblent une mer houleuse ; à nos pieds s’étend la vallée, devant nous la chaîne côtière, et au loin la baie est comme doucement fondue sous le soleil. Pour compléter ce tableau, jetez sur tout le terrain un manteau de palmiers, d’acacias et de fougères arborescentes, une capricieuse broderie de parasites nuancée à profusion de fleurs pourpres de quaresma (fleur de carême)[3], de bignonias jaunes et bleues ou de thunbergias rampantes, accrochant leurs petites fleurs jaune-paille à toutes les pierres et à tous les buissons.

Le soleil était déjà couché quand nous entrâmes dans la jolie petite ville de Pétropolis. C’est le paradis d’été de tous les habitants de Rio de Janeiro qui sont assez heureux pour pouvoir fuir la chaleur, la poussière, les parfums de la ville, et venir chercher ici l’air pur et le ravissant panorama de la Serra. Le palais d’été de l’empereur, édifice plus élégant et moins sombre que le palais de Saint-Christophe, est dans une situation centrale ; D. Pedro y passe six mois de l’année. Au milieu de la ville coule la coquette Piabanha, petite rivière basse, qui fait à cette heure gaiement ricocher ses eaux sur les cailloux d’un lit profondément encaissé entre deux talus verdoyants. Vienne une nuit d’orage, dans la saison chaude, et le mince ruisseau se change en un torrent furieux qui déborde et se répand par les rues. Je ne puis m’empêcher de songer combien, maintenant qu’une ligne de paquebots relie New-York et Rio de Janeiro, il serait facile à celui qui voudrait voir cette admirable nature des tropiques de venir passer un été à Pétropolis au lieu d’aller à Newport ou à Nahaut. On a ici les plus beaux paysages de tous les environs de Rio et des promenades à cheval sans fin. Durant notre été la saison est délicieuse, juste assez fraîche pour qu’un petit feu de bois le matin et le soir ne soit pas de trop, et cependant les orangers sont couverts de fruits d’or, et il y a des fleurs partout. Nous eûmes à peine le temps de donner un coup d’œil aux beautés de Pétropolis, mais nous espérons bien les contempler plus à loisir dans une prochaine visite.

Le lendemain matin, au petit jour, nous nous remîmes en route. Les nuages légers suspendus à la cime des monts commençaient à se teindre des premières rougeurs du soleil quand nous sortîmes de la ville au grand galop des mules. Le conducteur sonnait une joyeuse fanfare de réveil ; en un instant nous eûmes franchi le petit pont et laissé derrière nous les jolies maisonnettes dont les volets clos témoignaient que les habitants reposaient encore.

  1. Une plaque commémorative incrustée dans les rochers qui marquent la frontière des deux provinces de Minas et de Rio, reproduit le discours prononcé par l’empereur lors de l’inauguration de cette route et témoigne quelle importance le gouvernement brésilien attachait à cette entreprise.
  2. C’est au baron de Mauá, un des hommes qui ont le plus contribué aux progrès qui s’accomplissent maintenant au Brésil, que les habitants de Rio de Janeiro doivent la route facile qui mène à Pétropolis, leur résidence favorite pendant l’été.
  3. Espèce de melastome aux grandes fleurs très-remarquables (L. A.)