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les impressions de l’exilé qui s’éloigne d’une terre aimée. Fils des Celtes, qui sait si nos ancêtres, enfants de l’Himalaya, n’avaient pas eu pour horizon cette ligne de monts inaccessibles dont les éclatantes blancheurs scintillaient à mes yeux !

C’est de là qu’ils sont partis : quelles causes ont chassé vers l’Occident leurs jeunes et vigoureux essaims ? Quel siècle les a vus partir ? quelles routes les ont menés vers le Danube, vers le Rhin, vers le Tage ? La curiosité filiale interroge, l’hypothèse seule répond. L’histoire, si complaisante aujourd’hui à enregistrer les annales mesquines des éphémères, nous cache et nous cachera toujours les questions sacrées de nos origines[1]

Je suis bientôt ramené à la vie présente et au pays où je suis par les incidents les plus vulgaires. À Baramoula, deux hommes, désireux d’échapper au bonheur de vivre sous le sceptre patriarcal do Rambir, m’ont prié de leur permettre de m’accompagner jusqu’à Murree : ils passeront pour mes serviteurs. Je n’y vois aucun inconvénient ; l’un prend mon fusil, l’autre, comme dans la chanson connue, ne porte rien. C’est le tort qu’il a : on le lui fait bientôt voir. Au premier poste de douane, on jette à peine un coup d’œil à mes effets, car je n’emmène « ni cavale ni femme » : mais l’œil d’épervier du chef douanier a remarqué l’homme qui ne porte rien, et il le happe, pendant que des hommes empoignent l’autre. Je réclame et je retiens Dimitri qui veut cogner, pour entrer en matière. Le douanier me demande seulement ma parole d’honneur comme quoi ces gens-là ont été régulièrement embauchés par moi à Srinagar.


Temple d’Aventipour. — Dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. G. Lejean.

« Je ne cherche point à vous tracasser, ajoute-t-il : je ne tiens qu’à faire mon devoir ; il ne faut pas m’en vouloir pour cela. D’ailleurs, vous rencontreriez les mêmes difficultés à tous les autres postes de la route. »

Cet homme parlait raison, et je ne pouvais me parjurer : je dus laisser les deux malheureux en arrière. Je n’ose songer à ce qu’ils auront eu à souffrir en expiation de cette tentative d’expatriation manquée, et j’aurai longtemps dans ma mémoire l’air désespéré avec lequel ils reprirent, bien gardés, la route de la vallée heureuse. De bonne foi, Rome a-t-elle jamais eu un ergastulum de cette force ?

À Naochera, je passai devant un beau temple bouddhique que les musulmans ont pris au culte ancien et dont ils ont fait une mosquée. Plus loin, un grand chapiteau, gisant à terre sur la route, me fit lever le nez, et je me trouvai en face d’une charmante ruine (un autre temple bouddhique) perdue dans le bois : la végétation vivace à tout envahi, le temple, les degrés, le mur d’enceinte : l’ensemble, je le répète est charmant.

G. Lejean.

(La suite à une autre livraison.)


  1. Les hauteurs de Baramoula qui dominent et resserrent le cours de l’Hydaspe, sont composées de roches anciennes, cristallisées et recouvertes d’un épais revêtement de terrains de transport stratifiés, qui prouvent que non-seulement les eaux ont monté jusqu’à leur cime, mais encore y ont séjourné longtemps. Les preuves de ce fait abondent dans toute la vallée de Cachemir. — Quelle qu’ait été la convulsion de la nature qui ouvrit à l’Hydaspe le défilé de Baramoula, l’homme, s’il faut en croire les plus anciennes traditions sanscrites, semblerait en avoir été contemporain et témoin.