Page:Le Tour du monde - 12.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ha Shah bazim ! Ha Arszlanim ! (ah ! mon faucon ! mon lion !) »

Dès que nous entrâmes dans le bazar, Hadji Bilal entonna un de ces cantiques appelés telkin. Ma voix dominait toutes les autres, et mon émotion devint très-vive quand les gens qui m’entouraient se jetèrent sur moi pour baiser mes mains, mes pieds, et les loques mêmes qui pendaient autour de moi.

Selon la coutume du pays, nous allâmes descendre au karavanseraï, qui sert également comme bureau des douanes, et où l’arrivée des voyageurs aussi bien que celle des marchandises, est soumise au plus rigoureux contrôle. Ainsi que cela peut se présumer, le témoignage personnel des chefs de caravane joue un grand rôle dans cette enquête. Les fonctions de directeur général des douanes sont remplies à Khiva par le principal Mehrem (espèce de chambellan ou confident du prince). À peine ce fonctionnaire avait-il adressé à notre kervanbashi les questions d’usage, que le maudit Afghan, se frayant un chemin jusqu’à eux, s’écria d’une voix éclatante : « Nous avons amené ici trois intéressants quadrupèdes et un bipède plus curieux encore. » — Le premier membre de la phrase s’appliquait, cela va sans le dire, à nos buffles, premiers échantillons d’une race d’animaux inconnus dans ce pays ; mais comme le second arrivait à mon adresse, je devins immédiatement l’objet de tous les regards, et parmi les murmures de l’assistance, je distinguais sans peine les mots de djansiz (espion), de Frenghi, et d’Ourous (Russe).

Je refoulai de mon mieux le sang qui me montait aux joues et me préparais à quitter la place, lorsque le Mehrem m’enjoignit de demeurer. Pendant l’examen qu’il entama aussitôt à mon sujet, il se servit d’expressions souverainement discourtoises. Je m’apprêtais à lui répondre, quand survint Hadji Salih, dont l’extérieur commandait le respect, et qui, n’étant au courant de rien, parla de moi dans les termes les plus favorables à notre inquisiteur stupéfait ; celui-ci, passant aussitôt du ton le plus rogue au sourire le plus accort, m’indiqua un siége à côté de lui. Hadji Salih me pressait par signes de me rendre à cette muette invitation ; mais, affectant les dehors de l’homme offensé, je me retirai, au contraire, après avoir jeté au Mehrem un regard de courroux.

Ma première démarche, au sortir de là, fut de courir chez Shükrullah Bay, qui, sans être investi d’aucunes fonctions officielles, occupait alors une cellule dans le medresse (collége) de Mehemmed Emin-Khan, le plus bel édifice de Khiva. Je me fis annoncer comme un efendi arrivant de Stamboul, ou j’avais eu le bonheur d’entrer en relations avec lui, ce qui ne me permettait guère de traverser Khiva sans frapper à sa porte. L’apparition d’un efendi à Khiva, circonstance exceptionnelle entre toutes, causa quelque surprise au vieillard. Il vint lui-même au-devant de moi, et son étonnement s’accrut encore quand il se vit en face d’un mendiant couvert de haillons et singulièrement défiguré ; ceci, pourtant, ne l’empêcha pas de me recevoir. À peine avions-nous échangé quelques mots dans le dialecte de Stamboul, que l’ancien ambassadeur, de plus en plus intéressé, m’adressa questions sur questions au sujet des nombreux amis qu’il avait laissés dans la capitale turque, et de la situation des affaires politiques depuis l’avénement du souverain qui règne aujourd’hui. Ainsi que je l’ai dit, j’avais toute confiance dans le rôle que je me préparais à jouer. Shükrullah Bay, de son côté, prêtant l’oreille aux détails que je lui donnais sur ses anciennes connaissances, et tout entier au plaisir d’entendre parler d’elles, était complétement hors de garde. Sa surprise, par exemple, ne diminuait pas. « Au nom de Dieu, cher efendi, me disait-il, quelle idée vous a pris de venir en cet affreux pays, et de quitter pour nous ce paradis terrestre qu’on appelle Stamboul ? — Ah ! Pir ! » m’écriai-je en soupirant, et, sans un mot de plus, j’étendis une main sur mes yeux en signe d’obéissance. Le bon vieillard, musulman bien appris, ne pouvait se tromper sur le sens de cette espèce d’invocation. J’insinuais par là, qu’appartenant à quelque ordre de derviches, je remplissais une mission de mon chef (pir), mission à laquelle tout mourid (disciple) doit se dévouer, alors même qu’elle l’exposerait à perdre la vie. Cette explication lui parut satisfaisante, mais il demanda le nom de mon ordre, et quand je lui parlai des Nakishbendi, l’intelligent diplomate conjectura, je l’avais prévu, que Bokhara devait être le but de mon pèlerinage. Il voulait s’occuper sur-le-champ de me procurer un abri dans le medresse, où il avait son domicile, mais je dus l’informer de ma situation par rapport à mes compagnons de voyage, et ne tardai pas à le quitter avec promesse de réitérer bientôt ma visite.

En rentrant au karnvanseraï, j’appris que les autres Hadjis avaient déjà reçu congé de s’installer dans une tekkie appelée Töshebaz[1]. Je m’y rendis aussitôt et constatai qu’on m’y avait réservé une cellule déjà prête à me recevoir. Le retard que j’avais mis à les venir joindre devint, à l’instant même, le sujet de mille questions pressantes, et chacun regretta que je ne me fusse pas trouvé là au moment où le misérable Afghan, si disposé à me compromettre, avait été forcé de battre en retraite sous les reproches et les invectives, tant de mes compagnons eux-mêmes que des Khivites accourus à notre rencontre.

À merveille, pensais-je ; une fois débarrassé des méfiances populaires, il sera relativement facile de me démêler avec le khan, aux oreilles duquel la nouvelle de mon arrivée doit parvenir sans retard, grâce à Shükrullah Bay ; et comme les maîtres de Khiva ont toujours affiché un grand respect pour le sultan, je ne crois pas que celui-ci soit tenté de se commettre avec un efendi. Qui sait ? il n’est pas impossible qu’on veuille accueillir,

  1. La tekkie est une sorte d’établissement hospitalier, moitié monastère, moitié hôtellerie, où s’arrêtent les derviches en voyage. Le nom de celle-ci était dérivé des mots tört shahbaz (les quatre faucons ou les quatre héros), employés pour désigner les quatre monarques dont la tombe existe ici et qu’on regarde comme les fondateurs de cette pieuse institution.