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lorsque Amandurdi (c’était son nom), gros et gras Turkoman d’humeur facile, bien qu’il témoignât beaucoup d’égards à tous mes amis, m’accueillit avec une froideur marquée. Plus Hadji Salih s’efforçait de me mêler à la conversation, plus l’autre se montrait indifférent : « Je connais déjà le Hadji, » disait-il, serré de trop près, et nous n’en pouvions tirer autre chose. J’étais sur le point de me retirer quand je remarquai les regards irrités que lançait Ilias, alors présent, à l’émir Méhemmed. Il nous dénonçait ainsi, ce misérable « mangeur d’opium, » cet être à peu près dépourvu de raison, comme l’auteur probable de ces difficultés imprévues.

Environ deux heures après cette malencontreuse audience, le kervanbashi, dont l’autorité s’étendait dorénavant sur le convoi tout entier, donna ordre que les outres fussent remplies, vu que trois jours de marche nous séparaient de la source la plus prochaine. Quand tout fut prêt on réunit les chameaux dont le kervanbashi dressa le compte ; nous en avions quatre-vingts pour quarante voyageurs en tout, dont vingt-six étaient des Hadjis sans armes, et le reste se composait de Turkomans Yomuts, sauf un Osbeg et un Afghan, tous ces derniers suffisamment prêts au combat.

Une fois tout le monde à son rang, nous eûmes encore à prendre congé de l’escorte turkomane qui nous avait conduits jusqu’à la limite du Désert. La fatiha des adieux fut entonnée d’un côté par Hadji Bilal, et de l’autre par Kulkhan ; puis les deux détachements s’éloignèrent en sens opposé. Lorsque les cavaliers qui venaient de nous quitter, venant à franchir l’Étrek, nous eurent perdus de vue, il nous envoyèrent en guise d’adieu quelques coups de fusil. De ce moment, nous marchâmes directement vers le Nord.

Notre caravane s’avançait sans pouvoir découvrir la moindre trace d’un sentier quelconque marqué par le pied des chameaux ou le sabot d’aucun autre animal. Pendant le jour, le soleil nous indiquait la direction à suivre ; pendant la nuit nous nous guidions sur l’étoile polaire, qui doit à son immobilité chez les Turkomans, le nom de Temir-Kazik (la Cheville de fer). Les chameaux, attachés l’un à l’autre en longue file, étaient menés par un homme à pied. Les districts qui, par delà l’Étrek, précèdent le grand Désert, sont désignés sous le nom de Bogdayla.

Après le coucher du soleil, nous fîmes encore deux heures de route sur un sol sablonneux qui offrait pourtant quelque résistance, et dont la surface, légèrement ondulée, ne s’élevait jamais beaucoup au-dessus du niveau général. Peu à peu le sable disparut, et, vers minuit, nous avions sous les pieds une argile si ferme et si sonore, que le pas régulier des chameaux arrivait de loin à nos oreilles comme une mesure battue dans le silence des nuits. Ces sortes d’endroits portent ici le nom de takir, et comme celui ou nous marchions est d’une teinte rougeâtre, il s’appelle Kiziltakir.

On ne s’arrêta qu’à la pointe du jour, et cependant nous n’avions fait que six milles ; cette lenteur d’allure s’expliquait d’abord par la nécessité de ne pas imposer, dès le début, une fatigue trop forte à nos chameaux, mais plus spécialement par les égards dus aux buffles du khan de Khiva, considérés comme voyageurs de première importance. L”un d’eux, ou plutôt l’une d’elles, était dans une situation digne d’intérêt, qui la mettait hors d’état de marcher de conserve avec nos chameaux même au train le plus ordinaire. Il fallut, en conséquence, faire halte jusqu’à huit heures du matin.

Comme nous avions campé les uns près des autres, je m’aperçus que le kervanbashi, ainsi qu’Ilias et mes principaux compagnons, engagés dans une conversation très-suivie, jetaient de temps à autre un regard sur moi. Je devinais sans peine le sujet de leur entretien, mais j’affectai de n’y prêter aucune attention, et après avoir tourné quelques feuillets de mon Koran avec une ferveur apparente, je me dirigeai vers eux comme pour prendre part à leur causerie.

L’honnête Ilias et Hadji Salih firent quelques pas au devant de moi et me dirent, m’emmenant à l’écart, que le kervanbashi ne se souciait guère de me laisser m’adjoindre à lui pour le voyage à Khiva, mon extérieur plus ou moins suspect l’ayant mis sur ses gardes. Il redoutait surtout la colère du Khan vis-à-vis duquel il risquait de se trouver en état de récidive ; quelques années auparavant, en effet, il avait conduit à Khiva un envoyé des Frenghis qui, durant cet unique voyage, avait trouvé moyen de prendre un fidèle tracé de toute la route, consignant sur le papier, avec une habileté diabolique, les moindres sources et les moindres hauteurs. Furieux de cette indiscrétion, le khan avait fait exécuter deux hommes auxquels l’étranger était redevable de quelques informations.

« À force d’insister, continuèrent mes amis, sur l’impossibilité où nous sommes de te laisser derrière nous dans le Désert, nous avons fini par obtenir de lui qu’il t’emmènerait, mais à deux conditions : d’abord tu te laisseras fouiller pour qu’on voie si, comme les Frenghis en général, tu as sur toi des dessins ou des plumes de bois (des crayons), en second lieu, tu t’engageras à ne prendre en secret aucune note relative aux routes et à la configuration du pays. Si tu enfreins cette dernière promesse, nous t’abandonnerons à ton sort, fut-ce même au centre du Désert. »

J’avais tout écouté avec la plus grande patience, mais lorsqu’ils eurent fini, je me tournai d’un air indigné vers Hadji Salih, et, parlant assez haut pour que le kervanbashi ne pût s’empêcher de m’entendre :

« Hadji, m’écriai-je, tu m’as vu à Téhéran, et tu sais qui je suis !… Dis à cet Amandurdi, qu’en sa qualité d’honnête homme, il n’aurait jamais dû prêter l’oreille aux absurdes propos d’un binamaz[1] ivrogne, comme cet Afghan. On ne se joue pas impunément de la religion, et d’ici à peu de temps, il perdra les moyens de porter contre qui que ce soit de pareilles accusations. Une fois à Khiva, je me charge de lui montrer sur qui s’égaraient ses indignes soupçons. »

  1. Binamaz, celui qui ne récite pas ses prières.