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Le tableau, pris dans son ensemble, était d’un pittoresque achevé. Malgré mon mépris pour de tels brigands et leurs abominables exploits, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec un étrange plaisir ces jeunes athlètes qui, dans leur court vêtement de cheval, le regard fier, la poitrine comme inondée de leurs longs cheveux bouclés, déposaient leurs armes en souriant. Parmi les assistants, je n’en voyais aucun qui ne leur fût complétement sympathique. Kulkhan lui-même, le sombre Kulkhan s’était déridé : il nous présenta son fils, et nous ne nous quittâmes que lorsque Hadji Bilal eut appelé sur la tête du jeune vainqueur les bénédictions célestes. Il était convenu que le lendemain matin nous quitterions Gömüshtepe pour nous rendre à Etrek en même temps que la « Barbe grise, » son heureux fils et les chevaux enlevés.


V

Conduite hospitalière. — Grandes tombes turkomanes. — Un émir en croupe. — Rencontre désagréable. — Je risque de mourir impur. — Chez Allah Nazr. — Les esclaves persans. — La muraille noire. — Procédés suspects de maître Kulkhan. — Rose-de-Fête. — Un hypocrite. — À Etrek. — L’esclave russe. — Un verre d’eau. — Ambassade pacifique. — Les trois routes.

Le jour suivant, vers midi, je quittai Gömüshtepe avec ceux de mes compagnons que j’appréciais le mieux ; Khandjan et mes autres amis nous accompagnèrent à une certaine distance. Celui-ci, se conformant à la coutume des nomades quand ils veulent témoigner à leurs hôtes une estime particulière, fit ainsi plus d’une lieue à pied, malgré mes instances réitérées : il voulait, disait-il, remplir ponctuellement tous les devoirs de l’ancienne hospitalité turkomane, afin que je ne pusse jamais, dans l’avenir, élever contre lui le moindre sujet de plainte. S’il faut dire la vérité, j’éprouvai un réel serrement de cœur en me dégageant de sa dernière étreinte, car je l’avais reconnu digne de toute estime. Sans aucun motif intéressé, non content de nous garder dans sa propre maison, moi et cinq autres pèlerins, il m’avait donné à profusion les renseignements que je sollicitais. Même aujourd’hui je regrette de ne pouvoir lui témoigner ma reconnaissance et, peut-être plus encore, d’avoir été réduit par les circonstances à tromper une amitié comme la sienne.

Notre route nous conduisait au nord-est, et nous éloignait toujours davantage de la côte, dans la direction des deux grandes buttes, dont l’une est connue sous le nom de Köresofi, l’autre sous celui d’Altin Tokmak. Outre celles-ci, on aperçoit de distance en distance de nombreux yoska[1] ; mais, à cela près, le sol du district n’est qu’une immense plaine. À un quart de lieue de Gömüshtepe, commencent de magnifiques prairies dont l’herbe, montant jusqu’aux genoux, exhale une odeur délicieuse ; elle sèche sur pied sans servir à qui que ce soit, car les habitants du pays sont ce qu’ils appellent tchomru (c’est-à-dire qu’ils n’élèvent pas de troupeaux). Quels charmants villages pourraient animer cette région si bien arrosée ! Au lieu de ce silence de mort, comme on aimerait à y entendre les mille bruits, les rumeurs vivantes du labeur rustique !

Notre petite caravane, composée des chameaux d’Ilias et des six chevaux de Kulkhan, marchait en bon ordre et sans se disperser, notre guide nous répétant volontiers que nous avions à craindre l’attaque de certains karaktchis sur lesquels son pouvoir ne s’étendait pas, et qui ne manqueraient pas de nous attaquer s’ils croyaient pouvoir le faire impunément. Ilias, pour cette fois, voulut bien m’épargner la fatigue du transport à dos de chameau ; il se fit prêter par Kulkhan un des chevaux enlevés, sur lequel je devais faire route jusqu’à Etrek. Malheureusement, ainsi que l’événement le prouva, l’émir Mehemed, le tyriak afghan de Karatepe, qui s’était impatronisé parmi nous de façon ou d’autre et n’avait pu se procurer aucune monture, réclamait mon assistance chaque fois qu’il s’agissait de traverser un bourbier, un marécage quelconque ; et, quand je l’avais admis à partager ma selle, il se cramponnait à moi de telle sorte, que je me sentais en grand risque de perdre les arçons. Cette communauté devint tout à fait périlleuse quand il nous fallut traverser de vastes marais couverts de roseaux et peuplés de sangliers sauvages, qui littéralement y fourmillaient. Ilias et Kulkhan chevauchaient devant nous, cherchant des circuits qui nous fissent éviter la rencontre de ces animaux incommodes dont le voisinage nous était révélé, tantôt par leurs grognements incessants, tantôt par le craquement des roseaux qu’ils dérangent et brisent à chaque pas.

Je marchais l’oreille au guet, lorsque mon cheval prit peur tout à coup, et s’écarta vivement. Avant que j’eusse pu tourner la tête pour voir de quoi il s’agissait, nous nous trouvâmes par terre, mon camarade et moi. Aux rires bruyants de nos compagnons qui nous suivaient de fort près, se mêlèrent aussitôt de singuliers petits cris. En cherchant à me relever, je m’aperçus que j’étais tombé sur deux sangliers en bas âge ; c’était leur mère qui avait effrayé notre cheval, et maintenant, excitée par l’appel plaintif de sa progéniture, elle s’était arrêtée à peu de distance de nous, qui, dans la plus ridicule posture du monde, restions exposés à l’atteinte de ses redoutables défenses. Elle nous eût inévitablement chargés, si un cousin d’Ilias, nommé Shirdjan, venant à notre aide, ne lui avait barré le passage avec sa longue lance. Je ne saurais dire si la bravoure du jeune Turkoman, ou le silence des petits verrats, maintenant délivrés de leur gêne première, fut le principal instrument de notre salut ; quoi qu’il en soit, cette mère exaspérée battit en retraite, et, sans cesser de faire face à l’ennemi, rentra dans sa bauge que nous nous étions empressés d’évacuer. Dans l’intervalle, le fils de Kulkhan avait trouvé moyen de rejoindre notre cheval échappé. En me le rendant, il me fit remarquer que je pouvais m’estimer heureux d’avoir été soustrait à une mort infamante. Le musulman le plus pieux, mis à mort par un animal de la race porcine, arrive nedjis (c’est-à-dire impur) dans

  1. Il a été dit plus haut que ce mot désigne les monticules artificiels élevés par les Turkomans en mémoire de leurs plus illustres personnages.