Page:Le Tour du monde - 12.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fois là nous pourrions en quelques heures, avec le secours des Turkomans, nous rendre à Gömüshtepe. « Dans Ashourada même, nous disait-on, vous devez trouver Khidr-Khan, chef turkoman au service de la Russie, toujours prêt à venir en aide aux pauvres Hadjis, et de qui vous recevrez sans doute le meilleur accueil. »

Ces propos nous avaient tous mis en joie, et furent salués d’une acclamation unanime. Qu’on juge pourtant de ma surprise lorsqu’il me fut déclaré que le capitaine afghan était prêt à partir, — qu’il laisserait volontiers les Hadjis s’embarquer avec lui, — mais qu’il refusait cette faveur à Mon Altesse, attendu que je devais être, selon lui, un secret émissaire de Sa Majesté le sultan ; — en prenant à son bord un personnage tel que moi, il craignait de compromettre les bénéfices réguliers de son commerce avec les Russes.

Cette déclaration m’avait jeté dans un grand embarras, et j’entendis avec joie mes compagnons protester que, s’il persistait dans son refus, ils préféraient attendre une autre occasion, ne voulant à aucun prix se séparer de moi. Ainsi s’exprima notamment, avec une emphase toute particulière, notre fumeur d’opium, l’émir Mehemmed. L’Afghan lui-même (il s’appelait Anakhan) vint un peu plus tard nous exprimer ses regrets, nous promettre la discrétion la plus absolue, et solliciter de moi une lettre de recommandation pour Haydar Effendi. Je regardai comme très-politique de lui laisser toutes ses appréhensions, et me bornant à railler ses idées absurdes, je lui promis de laisser à Nur-Ullah quelques lignes pour Téhéran, promesse que je me gardai bien d’oublier.

Je comprenais toujours mieux la nécessité de laisser planer sur mon véritable rôle un nuage de doutes et de mystère. Les Orientaux, en général, plus particulièrement les sectateurs de l’islam, élevés au sein des mensonges et des trahisons, prennent invariablement le contre-pied de ce dont un inconnu prétend les convaincre, et la plus légère protestation de ma part n’aurait servi qu’à confirmer les soupçons dont j’étais l’objet.

On n’y fit plus aucune allusion, et nous apprîmes, le soir même, que le patron d’un bateau turkoman frété pour Gömüshtepe ne demandait pas mieux, par esprit de religion et à titre gratuit, que de prendre à son bord la caravane entière ; nous n’avions qu’à nous trouver de bon matin sur le rivage pour profiter d’un vent assez favorable. Hadji Bilal, Hadji Salih et moi, — le triumvirat reconnu de la bande nomade, — nous partîmes aussitôt pour aller rendre visite à ce Turkoman nommé Yakoub. C’était un jeune homme d’une physionomie singulièrement audacieuse ; il nous embrassa tour à tour, et ne se refusa nullement à retarder son départ de vingt-quatre heures pour nous laisser le temps de parfaire nos provisions. Hadji Bilal et Hadji Salih l’ayant déjà honoré de leurs bénédictions, nous nous levions pour nous en aller ensemble, lorsqu’il me prit à part et me supplia de passer encore quelques moments avec lui. Je me laissai donc devancer par mes deux acolytes. Yakoub me dit alors avec un certain embarras qu’il nourrissait depuis longtemps pour une jeune fille de sa race un attachement assez mal payé de retour ; un juif, magicien accompli, résidant pour le moment à Karatepe, avait promis de lui préparer un nuskha (un talisman) des plus efficaces, mais à condition de lui procurer trente gouttes d’attar ou d’essence de rose arrivant en droite ligne de la Mecque. La formule exigeait de la manière la plus impérieuse cet ingrédient accessoire.

Nous savons, poursuivit Yakoub, que les Hadjis ne quittent jamais la cité sainte sans emporter avec eux une certaine quantité d’essence de rose et d’autres parfums recherchés. Vous êtes le plus jeune de leurs chefs, c’est pour cela que je m’adresse à vous, et je compte bien que vous prêterez une oreille favorable à ma prière. »

La superstition de ce fils du Désert me surprit moins encore que sa confiance dans les vaines promesses d’un fourbe israélite, et comme mes associés avaient effectivement avec eux une petite provision de cette essence, objet de tous ses désirs, je pus faire droit à sa requête. La joie qu’il en témoigna était celle d’un véritable enfant.

Deux jours plus tard et de fort bon matin, nous nous retrouvâmes au rivage, ayant chacun sur le dos, outre notre équipement de gueux, un sac de farine. Il se perdit beaucoup de temps avant qu’une petite barque appelée teimil, creusée dans un simple tronc d’arbre, nous eût tour à tour transportés sur un autre, de médiocre tonnage, que les Turcs appellent mauna et qui représente à peine une grande chaloupe. Ce dernier, les eaux étant très-basses dans le voisinage de la côte, avait dû s’amarrer à un mille du point d’embarquement. Le passage d’un bord à l’autre m’a laissé des souvenirs ineffaçables. Ce tronc creusé dans l’épaisseur duquel s’entassaient pêle-mêle les passagers et leurs bagages menaçait continuellement de couler à fond. Nous eûmes à remercier le ciel qui nous préserva de tout incident fâcheux. Peut-être est-il à propos de remarquer ici que les Turkomans ont trois sortes de navires : 1o le keseboy, ayant un mât et deux voiles, l’une grande et l’autre petite ; celui-ci est spécialement employé au transport des cargaisons ; 2o le karyuk à voile simple, dont ils se servent généralement pour leurs expéditions de pirates ; enfin le teimil ou esquif dont nous venons de parler.

Celui que Yakoub avait mis à notre service était un keseboy parti de l’île Tchereken pour porter à la côte persane une cargaison de naphte, de goudron et de sel ; il s’en revenait lesté de blé.

Ce bâtiment n’ayant point de pont, aucune place distincte n’y pouvait être attribuée à personne ; chacun, au fur et à mesure des arrivées, s’installait selon ses convenances ; Yakoub, pourtant, s’aperçut que ce désordre nuirait à la manœuvre, et nous dûmes, avec nos paquets et nos provisions, nous former sur deux rangs très-serrés le long des bordages, laissant ainsi entre nous une espèce de passage libre ou l’équipage pouvait