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défendue par d’épaisses murailles, était regardée alors comme la clef de Grenade ; aussi en souvenir de son importance passée, la ville a pris pour armoiries un château et une clef.

Alhama fut prise par les Espagnols en 1482, et la chute de ce rempart de la puissance musulmane en Espagne jeta la plus grande consternation parmi les habitants de Grenade. Boabdil venait de perdre une de ses plus fortes places de guerre, et un de ses sujets exprima la douleur générale en composant la ballade si connue, depuis traduite par lord Byron, qui a pour refrain : Ay de mi ! Alhama !

« Le roi more se promenait par sa ville de Grenade, dit le fameux romance, de la porte d’Elvira à celle de Bibarrambla ; — Hélas ! pauvre Alhama !

Cartas le fueron venidas
Que Alhama era ganada ;
Las cartas echó en fuego
Y à mensagero matara.
    Ay de mi ! Alhama !

« Des lettres lui furent envoyées, annonçant la prise d’Alhama ; il jeta les lettres au feu, et fit tuer le messager. — Hélas ! pauvre Alhama ! »

Puis le roi donne l’ordre de sonner les trompettes de guerre, les añafiles d’argent et les timbales, pour appeler aux armes les Mores de la Veya de Grenade. — Pourquoi, dit un vieux More, le roi nous appelle-t-il ainsi ?

Aveys de saber, amigos
Una nueva destichada ;
Los cristianos con braveza
Nos han ganado à Alhama.
    Ay de mi ! Alhama !

« Apprenez, mes amis, un nouveau malheur : les chrétiens, pleins de bravoure, nous ont enlevé Alhama. — Hélas ! pauvre Alhama ! »

Un vieil Alfaqui à la barbe blanche s’approche de Boabdil : Tu l’as bien mérité, ô roi ! Pourquoi as-tu fait périr les Abencerrages, qui étaient la fleur de Grenade ?

Por eso bien mereces, rey
Una pena bien doblada :
Que te pierdas, tu y el reyno,
Y que se pierda Granada !
    Ay de mi ! Alhama !

« C’est pourquoi tu mérites bien, ô roi, le grand malheur qui t’arrive : le malheur de te perdre, toi et ton royaume ; celui de perdre Grenade ! — Hélas ! pauvre Alhama ! »

« Ce romance était si triste et si douloureux, dit un ancien auteur espagnol, qu’on fut obligé de défendre de le chanter ; car en quelque lieu qu’on le chantât, il provoquait la douleur et les larmes. »

D’Alhama nous nous dirigeâmes vers Loja, en laissant sur notre droite Santa-Fé, la ville des Rois catholiques : on sait comment fut bâtie Santa-Fé. Ferdinand et Isabelle, qui assiégeaient Grenade, ordonnèrent la construction d’une ville nouvelle au milieu de la Vega sur l’emplacement même du camp ; les soldats furent transformés en maçons et en charpentiers, et en moins de trois mois cette tâche prodigieuse fut accomplie ; la ville devint bientôt le centre d’un luxe extraordinaire : partout on voyait briller la soie, l’or et le brocart ; après la prise de Grenade, de grands priviléges furent octroyés à Santa-Fé, la seule ville d’Andalousie, dit un chroniqueur espagnol, qui n’ait jamais été souillée par l’hérésie musulmane. On prétend qu’Isabelle la Catholique ordonna de construire Santa-Fé pour montrer aux Mores que les Espagnols étaient décidés à ne pas abandonner le siége ; on a même ajouté que la reine avait fait un vœu assez singulier, celui de ne pas changer de chemise avant la prise de Grenade : or, le siége ayant duré plusieurs mois, le linge de la souveraine serait devenu quelque peu jaunâtre : de là le nom de la couleur Isabelle… Nous ne rappelons que pour mémoire, en passant, cette historiette qu’un écrivain espagnol a pris la peine de démentir, en la qualifiant de solemne patraña, un solennel mensonge.

Nous arrivâmes le soir à Loja, en suivant les bords du Genil, qui roule, à travers une vallée pleine de vignes et d’oliviers, ses eaux limpides profondément encaissées entre deux murailles de rochers. Loja, qui communique avec Grenade et Malaga par une très-bonne route, est une des plus jolies villes d’Andalousie, et une des plus agréables comme séjour, à cause de la riche verdure dont elle est entourée ; notre guide, qui était de Grenade, nous rapporta un dicton sur les dames de Loja, dicton fort plaisant, mais tellement malicieux que nous nous abstiendrons de le rapporter.

En nous rendant de Loja à Antequera, nous laissâmes sur notre droite, un peu avant d’arriver à la petite ville d’Archidona, un rocher escarpé qui s’élève au milieu de la plaine comme un immense monolithe : c’est la Peña de los Enamorados, — le rocher des Amoureux, que les légendes ont rendu célèbre dans la contrée comme l’est en Normandie la côte des deux Amants. La tradition populaire est bien ancienne, car Andrea Navagero, cet ambassadeur vénitien qui fit au commencement du seizième siècle son tour d’Espagne, la mentionne dans sa curieuse relation : « Tra Antequera e archidona, a mezzo camino, si passa presso un monte molto aspero detto La Peña de los Enamorados, del caso di due innamorati, un cristiano d’Antequera, e una Mora d’Archidona, liquali essendo stati molti di nascosti in quel monte, al fine ritrovati, non vedendo potere scampare che non fossero presi,… ne viver l’un senza l’altro, elessero morire insieme… »

C’est l’histoire dramatique d’un chevalier chrétien que les romances nomment Manuel, et d’une jeune Moresque appelée Laïla ; le chrétien, malgré le courage avec lequel il s’était défendu, avait été fait prisonnier dans un combat par un prince more. Pour charmer les loisirs de sa captivité, Manuel essaya de plaire à la fille du prince, la belle Laïla, qu’il avait l’occasion de voir de temps en temps : il y réussit tellement bien qu’il fut bientôt convenu entre eux que la jeune fille aiderait