Page:Le Tour du monde - 12.djvu/386

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donc à la gare provisoire, et bientôt, après avoir franchi les faubourgs, nous traversions une des plaines les plus belles et les plus fertiles de l’Andalousie et du monde entier, où les palmiers s’élèvent gracieusement au-dessus des champs de canne à sucre : on pourrait facilement se croire au Brésil ou aux Antilles ; c’est bien cette merveilleuse Andalousie dont parle Voiture, le bel esprit, cette terre enchantée qui l’avait réconcilié avec tout le reste de l’Espagne… « Vous ne trouverez pas étrange, dit-il dans une de ses lettres, que je loue un païs où il ne fait jamais froid, et où naissent les cannes de sucre… J’y suis servi par des esclaves, qui pourroient estre mes maistresses ; et sans péril, j’y puis partout cueillir des palmes. Cet arbre, pour qui toute l’ancienne Grèce a combattu, et qui ne se trouve en France que dans nos poëtes, n’est pas icy plus rare que les oliviers, et n’y a pas un habitant de cette coste, qui n’en ait plus que tous les Césars. On y voit tout d’une veuë les montagnes chargées de neiges, et les campagnes couvertes de fruits… L’hyver et l’esté y sont toujours mêlez ensemble ; et quand la vieillesse de l’année blanchit la terre partout ailleurs, elle est icy toujours verte de lauriers, d’orangers et de myrthes. »

Bien qu’il sente un peu le bel esprit, ce passage de Voiture est toujours vrai, et peut encore s’appliquer à la campagne de Malaga : la petite ville d’Alora, où s’arrête aujourd’hui le chemin de fer, est située sur une hauteur couronnée de quelques ruines moresques, et au-dessus de laquelle s’élève la Sierra del Hacho. Nous avions une lettre de recommandation pour un propriétaire d’Alora, qui nous fit visiter de superbes jardins d’orangers et de citronniers ; les oranges commençaient déjà à prendre leur belle couleur d’or, et quoiqu’elles ne fussent pas encore mûres, nous en vîmes charger de pleins wagons pour Malaga.

Nous retournâmes à Malaga le lendemain, pour nous diriger de là, en faisant un assez long détour, sur Alhama et Antequera, et ensuite sur Ronda, la ville des toreros, des bandoleros et des contrabandistas ; nous suivîmes de nouveau la route de Velez en longeant la place ; bien que le soleil fût encore bas à l’horizon, la chaleur était intense : aucun souffle n’agitait le feuillage léger des palmiers ; les vagues venaient mourir lentement en étalant sans bruit sur le sable de longues et minces franges d’écume. Les nombreuses casas de recreo, maisons de campagne des riches habitants de Malaga faisaient étinceler au soleil leurs murs blanchis à la chaux, encadrés de cactus et d’aloès, et les pêcheurs, après avoir amarré leurs barques, cherchaient l’ombre sous leurs chozas ou cabanes de jonc.

Nous nous empressâmes, dès notre arrivée à Velez, de chercher des mulets, car nous tenions à arriver avant la nuit à Alhama : cette route, qui ne peut se faire qu’à cheval ou à mulet, est une des plus belles d’Espagne, au point de vue pittoresque, bien entendu, mais aussi une des plus fatigantes ; tant que nous ne quittâmes pas la plaine, c’était à la rigueur praticable ; mais quand nous commençâmes à gravir les pentes de la Sierra Tejeda, le chemin devint de plus en plus odieux et abominable ; nos mulets faisaient à chaque pas de vrais prodiges d’équilibre, roulant de temps en temps au milieu de monceaux de pierres de toute forme et de toute grosseur, et refusant parfois d’avancer, comme s’ils eussent tenu à justifier leur réputation proverbiale.

Les sentiers abrupts que nous parcourions avaient, sous un autre rapport, un aspect très-peu rassurant, et nous nous disions souvent que telle caverne, tel rocher ou tel ravin auraient fait une admirable mise en scène pour la partida de José Maria, d’Ojitos, ou de quelque autre fameux chef de bandoleros ; il est probable, du reste, que la route d’Alhama à Velez Malaga a été le théâtre de plus d’un drame sauvage, car nous rencontrions fréquemment de petites croix de bois assez inquiétantes ; ces croix, qu’on appelle milagros, ont été élevées au bord du chemin pour perpétuer le souvenir d’un assassinat, et sont ordinairement accompagnées d’un petit écriteau portant ces mots : Aqui mataron a…, c’est-à-dire : Ici a été tué un tel ; ou bien : Aqui murio… de mano airada, ce qui signifie littéralement : Ici mourut un tel, d’une main irritée ; inscriptions qui peuvent donner à réfléchir à des voyageurs paisibles, et dépourvus, comme nous l’étions, de toute arme défensive ; il est vrai que notre arriero avait un vieux retaco rouillé, accroché, la gueule en bas, au gancho de sa selle ; mais en cas d’attaque, ce vieux tromblon à pierre nous aurait été d’une médiocre utilité ; du reste la simplicité de notre équipage devait nous mettre à l’abri de toute aventure fâcheuse, et puis nous l’avons dit, le beau temps des bandits est passé, et ils n’existent qu’à l’état de souvenir et de légende ; c’est pourquoi nous avions cru inutile de nous armer jusqu’aux dents, et de ne prendre sur nous, suivant le conseil d’un auteur anglais, que des montres d’argent et des chaînes de chrysocale.

Nous avions gravi la Sierra Tejada par une chaleur suffocante ; nous mîmes pied à terre dans un bois de chênes verts, encinas, pour chercher un peu de fraîcheur, et alléger nos alforjas des provisions dont nous les avions bourrées. Après une heure de halte, nous nous mimes en route ; nous ne tardâmes pas à atteindre le versant opposé de la Sierra et à découvrir une vaste plaine au-dessus de laquelle s’élevaient les neiges du Mulahacen et du Picacho de Veleta, et bientôt nous découvrîmes Alhama, bâtie sur un rocher ombragé de grands arbres, au pied duquel, chose rare en Espagne, un ruisseau roule ses eaux avez fracas. Il était presque nuit quand nous entrâmes dans la posada Grande ; cette exécrable posada n’a de commun avec le Grand Hôtel que le nom ; cependant nous étions tellement harassés, après dix heures passées sur le dos de nos mulets, que les matelas, presque aussi durs que les pierres de la Sierra, nous parurent garnis du plus moelleux duvet.

Alhama est une ville de bains minéraux, comme l’indique son nom arabe ; ces bains déjà connus dès l’époque romaine, étaient très-florissants sous les Mores au temps de la splendeur du royaume de Grenade, et sont encore fréquentés aujourd’hui. Alhama, autrefois