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avant, n’étant pas bien certain qu’ils légitimassent une témérité comme la mienne ; mais j’étais sous une espèce de charme qui ne me permettait guère de réfléchir. En vain s’efforçait-on de me persuader que le masque religieux de mes nouveaux compagnons me dissimulait seul leur dépravation réelle ; en vain me rappelait-on, pour m’effrayer, le sort tragique de Conolly, de Stoddart et de Moorcroft, ainsi que les désastres plus récents de M. de Blocqueville, qui, tombé dans les mains des Turkomans, avait eu dix mille ducats à payer pour se racheter de l’esclavage : je ne voulais voir dans tout ceci que des infortunes accidentelles, et ce qui était arrivé à d’autres m’inspirait je ne sais comment assez peu de crainte pour moi-même. Je me demandais seulement si j’aurais assez de forces physiques pour supporter en même temps la rigueur du climat, un régime alimentaire dont je n’avais pas l’habitude, l’insuffisance du vêtement, les nuits passées en plein air, et surtout la fatigue des longues marches qu’une infirmité accidentelle devait me rendre particulièrement intolérable[1]. C’était là ce qui m’inquiétait le plus et me causait le plus de souci pour le succès de mon aventureuse expédition. Je n’ai pas besoin de dire quelle fut l’issue de ce combat intérieur.

Dans la soirée qui précéda le départ, je fis mes adieux à mes bons amis de l’ambassade ; deux d’entre eux seulement possédaient le secret de mon voyage ; et tandis que les résidents européens me supposaient parti pour Meshid[2], j’allais, au sortir de Téhéran, continuer ma route dans la direction d’Astrabad et de la mer Caspienne.


II

Voyage au nord-est de Téhéran. — Les hymnes de marche. — Liste des membres de la caravane. — Traversée des monts Elburz. — Nous entrons dans le Mazendran. — Paradis printanier. — Souvenirs exotiques. — Indiscrétions nocturnes des chacals. — Les Babis. — Sari. — Une colonie sunnite. — Karatepe.

Dans la matinée du 28 mars 1863, et dès la pointe du jour, je m’acheminai vers le karavanséraï où nous avions pris rendez-vous. Ceux de mes nouveaux amis à qui le bon état de leurs finances avait permis de louer un âne ou un mulet pour les transporter jusqu’aux frontières de la Perse, se trouvaient déjà là tout bottés, tout éperonnés ; les pauvres piétons, non moins exacts, avaient chaussé le jaruk, et tenant à la main leur long bâton de dattier, semblaient attendre avec impatience le signal du départ. Je constatai, à ma grande surprise, que les misérables vêtements dont je les avais vus affublés à Téhéran étaient en réalité leur costume de ville, autant vaut dire leurs habits de fête. Ils y avaient substitué leur appareil de voyage, c’est-à-dire un nombre illimité de haillons, variés de forme et de couleur, qu’un brin de corde fixait tant bien que mal autour de leur taille. La veille encore, devant mon miroir, je m’étais cru le plus déguenillé de tous les mendiants ; maintenant, au milieu de ces porte-loques, je ressemblais à un roi sous sa pourpre.

Hadji Bilal, levant les mains, nous donna la bénédiction du départ, et à peine avions-nous prononcé, barbes au poing, l’amen sacramentel, que nos piétons, se précipitant à grands pas hors des portes, prirent une bonne avance sur la cavalerie pacifique destinée désormais à former l’arrière-garde.

Notre marche nous conduisait dans la direction du nord-est, c’est-à-dire de Téhéran vers Sari, où nous devions arriver en huit stations. Nous tournâmes donc vers Djadjerud et Firuzkuh, laissant à notre gauche Taushantepe, le petit rendez-vous de chasse du monarque ; et une heure après nous étions à l’entrée du défilé montagneux où on perd de vue la plaine et la cité royale de Téhéran. Là, je ne pus m’empêcher de tourner la tête. Le soleil, pour me servir d’une expression orientale, était déjà « haut d’une lance ; » et ses rayons éclairaient, par delà les toits de Téhéran, le dôme doré de Shah Abdul-Azim. À cette époque de l’année, la nature a déjà revêtu, dans ces districts, l’éclatante verdure du printemps, et je dois avouer que la capitale, dont l’aspect général m’avait si désagréablement impressionné l’année d’avant, m’éblouissait alors de sa beauté radieuse. Ce regard que je jetais sur elle, était comme un adieu aux derniers confins de la civilisation européenne. J’allais affronter désormais ce que la vie sauvage et barbare a de plus excessif. Cette pensée m’avait profondément ému, et, pour ne pas trahir devant mes compagnons les sentiments qui m’agitaient, je poussai mon cheval dans les sinuosités encore désertes de la passe que nous allions franchir.

Les gens de la caravane, cependant, s’étaient mis à réciter tout haut des passages du Koran et à chanter des telkins (hymnes), comme il sied à de véritables pèlerins. Ils me pardonnaient de ne pas accomplir ces rites, sachant que les Roumis (osmanli) ne sont pas élevés dans des principes aussi strictement religieux que les gens du Turkestan ; ils comptaient d’ailleurs qu’à la longue, et par l’effet naturel de mon affiliation avec eux, l’inspiration nécessaire ne pouvait manquer de me venir. Voici la liste de ces braves gens en compagnie desquels j’allais franchir tant de pays à peine connus des Européens.

1. Hadji Bilal, dont on connaît déjà le lieu de naissance et la profession. Avec lui étaient ses fils adoptifs :

2. Hadji Isa, jeune garçon de seize ans, et

3. Hadji Abdul-Kader, mentionné plus haut.

Venaient ensuite :

4. Hadji Yusuf, riche paysan de la Tartarie chinoise, avec son neveu

5. Hadji Ali, enfant de dix ans dont les petits yeux kirghiz percés comme avec une vrille avaient le privilége de m’égayer. Ils possédaient à eux deux un via-

  1. Le voyageur fait ici allusion — une allusion très-discrète, on le voit — aux suites d’une blessure reçue, à ce qu’il paraît, sur les barricades viennoises de 1849, et qui l’a laissé boiteux pour le reste de ses jours.
  2. Voyez la description de Meshid ou Meshed, la ville sainte des Perses, par M. de Kanikhoff, dans notre 2e semestre de 1861.