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drait tout à coup, et on frappe l’adversaire — le contrario — au moment où il détourne la tête.

Comme la navaja, le puñal ou le cuchillo, qu’on appelle en argot churri (d’où notre mot chouriner), a son escrime à part et ses règles particulières ; cette arme, dont se servent de préférence les marins et les prisonniers, se distingue principalement de la navaja en ce qu’elle ne sert que pour les coups d’estoc, car le poignard n’a pas de tranchant ; ordinairement le manche, gros et court, se rapproche un peu de la forme d’un œuf ; quant à la lame, elle est tantôt aplatie et ovale, tantôt ronde, tantôt à quatre pans ; nous avons rapporté de Malaga un puñal qui avait appartenu à un des plus redoutables barateros du Perchel ; cette arme, effilée et pointue comme une aiguille, a quelque chose d’effrayant : quadrangulaire du côté de la pointe, elle s’arrondit ensuite insensiblement ; de plus, elle est garnie d’entailles barbelées et la lame est repercée à jour en plusieurs endroits, précautions ingénieuses qui ont encore le double avantage de déchirer la plaie et de la rendre plus dangereuse en y introduisant de l’air.

Un des principaux coups du puñal, c’est le molinete, dont Doré nous donne un dessin très-exact : un des adversaires pivote rapidement sur un pied et lève le bras pour blesser derrière l’épaule son ennemi, dont il s’est rapproché à l’improviste et qui ne peut se défendre qu’en essayant d’arrêter de la main gauche le bras levé pour le frapper, et de frapper lui-même de la main droite. Il s’ensuit ordinairement une lutte corps à corps qui a presque toujours un résultat funeste pour les deux combattants.

Un petit traité fort curieux, écrit par un Andalou sur l’art de manier le couteau, — El arte de manejar la navaja, — nous indique de plus la manière de lancer cette arme, ainsi que le cuchillo : le manche de l’arme doit se placer dans la paume de la main ; la pointe, tournée en dedans, se retourne vers l’adversaire au moment où le diestro la lance en étendant la main avec force.

Les marins, qui ont l’habitude de porter la herramienta attachée à leur ceinture au moyen d’un long cordon ou d’une petite chaîne de cuivre, sont très-habiles à lanzar la navaja. « Nos lecteurs, dit notre Andalou, auront de la peine à croire à la précision extraordinaire avec laquelle nous avons vu lancer la navaja, qui restait clouée dans la poitrine ou dans le ventre de l’adversaire, à l’endroit même que le diestro avait choisi ; mais ce qui n’est pas moins étonnant, c’est l’adresse particulière avec laquelle certains Andalous savent éviter le coup ; nous en avons même vu qui étaient assez adroits pour saisir au vol le cordon qui retenait la navaja du contrario, et pour le couper avec leur propre navaja. »

Nous avons déjà parlé des tijeras, longs ciseaux dont les tondeurs de mules ou esquiladores, presque tous gitanos, savent se servir comme d’une arme terrible ; la double blessure causée par les deux pointes des tijeras est toujours dangereuse et quelquefois mortelle.

Nous venons d’esquisser les principales règles d’une escrime particulière aux Andalous ; disons maintenant quelques mots de deux types purement malagueños, les barateros et les charranes, gens d’une adresse toute particulière à manier le puñal et la navaja.


Les Charranes. — Le Barrio del Perchel. — L’Arriero et son once d’or. — Le torrent de Guadalmedina ; combats à coups de pierre des Lazzaroni de Malaga. — Les Barateros. — Les Garitos et les joueurs ; comment se touche le Barato. — Les pourfendeurs Andalous ; un défi. — Le Baratero sur la plage ; dans la caserne ; dans la prison. — La chanson du Baratero.

Les touristes qui séjournent quelque temps à Malaga peuvent y étudier, s’ils ne craignent pas d’approcher de près des gens appartenant de plein droit aux classes dangereuses, plusieurs types extrêmement curieux, et particuliers pour la plupart à cette ville, parmi lesquels nous citerons en première ligne le charran et le baratero.

Qu’est-ce que le charran ? Le Diccionario de la Academia española ne nous apprend rien sur ce sujet, et ce mot est également absent des autres dictionnaires espagnols. Le charran n’est pas le gamin de Paris, ni le pâle voyou ; ce n’est pas non plus le lazzarone napolitain ; et pourtant c’est un peu de tout cela : allons flâner dans le barrio del Perchel, un des quartiers de Malaga où l’étranger peut le mieux observer les mœurs intimes du peuple andalous ; le nom du Perchel vient tout simplement des perchas qu’on y voit en grand nombre, et sur lesquelles les pêcheurs étendent leurs filets pour les faire sécher ; c’est le rendez-vous des majos, comme l’est à Séville le quartier de la Macarena ; aussi, à Malaga, quand on veut parler d’une fille du peuple élégante et pleine de désinvolture, dit-on une moza Perchelera, comme à Séville on dit une hembra Macarena.

Approchons-nous de cette barque échouée sur la plage, et à l’ombre de laquelle des hommes du peuple à l’air picaresque sont assis et jouent aux cartes ; ce sont des charranes ; ils sont nés à Malaga, et ils y mourront, à moins qu’ils n’aillent finir leurs jours au presidio (bagne) de Ceuta ou de Melilla ; ils exercent bien par hasard une industrie apparente : ainsi ils vont par les rues vendant des boquerones, les sardines de l’endroit ; d’autres fois, on les voit offrir leurs services aux ménagères qui viennent acheter au marché la provision du jour, el avio, pour porter chez elles, moyennant quelques cuartos, la viande ou le poisson, mais leur véritable état, c’est de ne rien faire, de vivre d’industrie, dans le mauvais sens du mot, de prendre le soleil sur la plage et l’ombre sur l’esplanade del muelle.

Le charran est un garçon de quatorze à vingt ans ; plus jeune on l’appelle pillo, mot qu’on peut traduire assez exactement par voyou ; on l’appelle encore granuja, expression locale qui signifie pepin de raisin, et qui entraîne avec elle une intention de mépris. Plus âgé, il se livre sur une plus grande échelle à ses mauvais penchants, et devient baratero, ratero, si le tranchant d’une navaja ou la pointe d’un puñal ne viennent mettre fin à une existence si intéressante.