Page:Le Tour du monde - 12.djvu/366

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

relles qui s’abat sur un pré n’y fait pas plus de ravages, dit Marmol, que n’en firent nos troupes affamées dans les jardins où elles campèrent ; au bout d’une heure, on n’y aurait pas trouvé une feuille verte. » En moins d’un mois, dix mille Morisques furent massacrés ou réduits en esclavage ; il y eut, ajoute-t-il, plus de quatre-vingts actions de guerre. Des villages entiers furent dépeuplés ; les habitants d’Alhendin, par exemple, furent transportés en masse à Montiel, dans la Manche ; de là vient qu’à l’époque de Cervantes les Morisques étaient si nombreux dans le pays de Don Quichotte.

Ginez Perez de Hita, un des historiens de ces guerres terribles, avait fait partie de l’expédition comme soldat : « Les Espagnols, dit-il, ne rêvaient que massacre et pillage ; ils étaient tous voleurs, et moi le premier, ajoute-t-il naïvement, on mettait la main sur la ferraille, sur les fruits, sur les chats, pour ne pas perdre l’habitude du vol. Après le sac du château de Jubilez, un millier de femmes moresques et trois cents hommes furent froidement égorgés ; les Mores se défendaient avec l’énergie du désespoir ; quand les armes leur manquaient et qu’ils avaient épuisé leurs flèches empoisonnées, ils faisaient rouler sur leurs ennemis des quartiers de rochers ; les femmes et les enfants se lançaient intrépidement sur les Espagnols, et cherchaient à les aveugler en leur lançant du sable dans les yeux ; on vit des Mores enfouir leurs filles vivantes sous la neige, pour les empêcher de tomber aux mains des Espagnols. » L’historien que nous venons de citer raconte qu’il trouva un jour, sur le chemin de Filix, une femme couverte de blessures, étendue sans vie à côté de six de ses enfants ; pour sauver sa plus jeune fille, qu’elle nourrissait encore, elle s’était couchée sur elle, essayant de la couvrir de son corps ; les soldats achevèrent la mère dans cette position, laissant la petite fille baignée de sang dans les bras de sa mère et la croyant également morte ; il ajoute qu’il emporta la pauvre petite et qu’il parvint à la sauver.

Ginez Perez raconte plus loin une histoire des plus dramatiques : « Deux soldats espagnols, après avoir pillé la maison d’un riche Morisque, où ils avaient détruit ce qu’ils ne pouvaient emporter, découvrirent une jeune fille d’une beauté merveilleuse, qui avait espéré échapper à leurs recherches. Ils mirent en même temps la main sur elle, chacun voulant s’assurer la possession d’un pareil trésor ; mais comme ils ne pouvaient tomber d’accord, ils finirent par tirer leurs épées, encore rouges du sang du père qu’ils avaient tué.

« En ce moment survint un troisième soldat : celui-ci, les voyant sur le point de s’égorger, eut l’idée de mettre fin à leur querelle en en faisant disparaître l’objet ; il se dirigea donc vers la jeune fille et l’étendit morte de deux coups de poignard dans le sein. C’était à faire pitié au ciel.

« Après avoir frappé, le misérable ajouta froidement :

« Il n’était pas juste que deux braves soldats risquassent leur vie pour si peu de chose ! »

Mais les deux soldats, indignés de tant de cruauté et courroucés de voir cette pauvre innocente étendue dans son sang, se réunirent contre lui.

« Ta méchanceté ne restera pas impunie, lui dirent ils, monstre infernal qui as privé la terre du plus précieux présent du ciel ! »

Sur quoi ils le percèrent de coups d’épée, et ils sortirent désolés de la maison où ils laissèrent, à côté de l’assassin, la belle jeune fille que la mort même embellissait ; on l’aurait prise pour un ange endormi. »

Avant d’arriver à Lanjaron, nous passâmes le puente de Tablate, hardiment jeté à une hauteur effrayante sur un ravin profond ; en 1569, ce pont était défendu par les Morisques avec tant d’acharnement, que les troupes espagnoles hésitaient à l’attaquer ; un moine franciscain, nommé Cristoval de Molina, pour faire honte aux soldats de leur peu de courage, prit d’une main un bouclier et une épée, de l’autre un crucifix, et s’avança intrépidement ; alors les soldats le suivirent et le pont fut emporté.

Lanjaron est une petite ville dans une situation délicieuse, au pied de la colline de Bordayla, sur le versant méridional de la Sierra Nevada ; c’est à Lanjaron que finit la fertile vallée de Lecrin ; on l’a appelée el paraiso de las Alpujarras, nom que justifie parfaitement sa position pittoresque. Ce fut une des premières villes de la vallée de Lecrin qui se révoltèrent contre les Espagnols, et elle eut beaucoup à souffrir de la guerre ; on dit qu’elle resta déserte pendant quatre-vingts ans, jusqu’à ce qu’on fît venir, pour la repeupler, cinquante habitants de l’intérieur de l’Espagne. Lanjaron est aujourd’hui la première ville des Alpujarras ; ses maisons à deux étages, à toits plats, sont blanchies au lait de chaux à la moresque, et ont un aspect de gaieté qui manque aux autres villes de la contrée ; nous y rencontrâmes quelques personnes venues d’Almeria et de Grenade, pour fuir la chaleur et prendre les eaux minérales.

En nous rendant de Lanjaron à Orgiva, nous traversâmes un pays sauvage et très-accidenté ; de temps en temps un vieux château moresque abandonné découpait sa silhouette sur les grandes masses du Mulahacen et de la Veleta ; les paysans que nous rencontrions, sans avoir rien d’hostile, nous regardaient d’un air farouche et étonné.

Orgiva, que nous atteignîmes ensuite, est un gros bourg bâti au pied du haut Picacho de Veleta ; ce fut, pendant quelque temps, la seule place où les chrétiens se défendirent pendant la guerre des Alpujarras. Pour profiter de quelques heures de halte que notre arriero nous demandait pour ses mules qui n’en pouvaient mais, nous fîmes un détour à pied jusqu’au barranco de Poqueira ; c’est un des sites les plus effrayants que l’imagination puisse rêver : à l’extrémité d’un défilé qui s’ouvre entre deux hautes murailles de rochers à pic, s’ouvre un immense abîme dont la vue nous donna le vertige ; des nuages noirs s’élevaient au-dessus des plateaux abrupts qui couronnent le barranco et se confondaient avec la fumée épaisse des feux allumés par les neveros ; un ciel orageux donnait à ces rochers, d’un gris de plomb, un