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les produits de l’univers. Mais nous n’étions pas venus en Angleterre à la seule fin de voir des docks, des bourses, des établissements de douane, non plus que pour nous promener à travers des rues noires, sombres, mal pavées, comme le sont la plupart de celles de Bristol. Nous traversâmes donc au pas accéléré cette ville commerçante. inscrivant à la hâte sur notre carnet de voyage, à la façon anglaise, que Bristol renferme cent cinquante mille habitants, qu’elle a une cathédrale gothique datant du douzième siècle, qu’elle fabrique les meilleures épingles et les meilleures aiguilles qu’on puisse trouver dans les trois royaumes, enfin qu’elle a vu naître entre autres illustrations les deux braves marins Jean et Sébastien Cabot, et le malheureux poëte Chatterton, célébré par M. de Vigny, nous fîmes de nouveau nos préparatifs de départ. Les gens du White Lion Hotel ou de l’hôtel du Lion-Blanc, chez qui nous étions descendus (il y a partout des hôtels du Lion-Blanc, excepté au désert), affligés de nous voir partir si vite, chargèrent le plus mal qu’ils purent nos bagages sur l’omnibus, le Bus, comme on dit à Bristol, et nous conduisirent du pas le plus lent de leurs deux solipèdes sur les bords de l’Avon. J’ai mis solipèdes par amour de l’histoire naturelle ; car pourquoi les Zoologistes appellent ils ainsi les chevaux qui ont cependant quatre pieds ? Est-ce par opposition à bipèdes, cette classe illustre dont l’homme et les oiseaux font partie ?

Un steamer, ancré sur les bords de l’Avon, chauffait pour Cardiff à toute vapeur. Nous n’eûmes que le temps de sauter à bord, sauf à payer après notre ticket, que le matelot de service nous réclamait impérieusement. Your tickets ! gentlemen, your tickets ! « vos billets, messieurs les gentilshommes, nous criait-il, vos billets ! » et nous de répondre : Be quite, Be quite, « patience, patience, » on ne peut donner que ce qu’on a.

Cependant le capitaine n’attendait plus qu’une chose, que nous ayons régularisé notre position pour donner le signal du départ. Quand le purser ou commis du bord nous eut délivré ces bienheureux tickets pour lesquels nous étions pourchassés, le cri sacramentel : Study ! « attention à la barre, » retentit. Le timonier prit la roue du cabestan, les yeux fixés sur son chef, qui, de cet air solennel particulier aux capitaines anglais quand ils commandent la manœuvre, étendait la main tantôt vers babord, tantôt vers tribord. Nous primes le fil de l’eau et descendîmes rapidement l’Avon, poussés par la vapeur et par la chute de la rivière. Il ne faut pas confondre ce cours d’eau avec son homonyme, également tributaire de la Severn et au nom plus connu, que Shakspeare, le cygne de l’Avon, a rendu si populaire[1].

En descendant l’Avon de Bristol, au mouvement saccadé de l’hélice (la vis du steamer, the screw, ainsi que la nomment les Anglais), je prenais plaisir à regarder les rives du fleuve qui semblaient fuir devant nous. Elles étaient couvertes d’arbres et d’un frais tapis de verdure. Le magnifique faubourg de Clifton, où réside la classe riche de Bristol, profilait sur la rive droite du fleuve les façades blanches de ses maisons et de ses villas. Les deux piles d’un pont suspendu, restées seules debout (le tablier et les chaînes ayant entièrement disparu dans un ouragan), ajoutaient un nouveau charme à ce riant paysage plein de verdure et d’eau ; c’était comme une ruine venant embellir le pittoresque tableau que nous avions sous les yeux.

Nous descendîmes ainsi, saluant le long du chemin des cottages, des parcs et de vertes prairies, jusqu’à l’embouchure du fleuve, au point où il communique avec la Severn, qui, élargie considérablement en cet endroit, marie déjà ses eaux à celles du canal de Bristol, ou si l’on veut, de l’Océan.

Un phare fort élégamment bâti sur un écueil marque le point où les eaux de l’Avon arrivent dans la Severn, et annonce ainsi au navigateur et la roche à éviter et l’embouchure de la rivière.

De ce point nous mîmes le cap sur Cardiff, prenant la Severn par son plus grand travers. Un vent froid venant de la haute mer se fit tout à coup sentir ; les vagues s’élevaient à une grande hauteur, et le navire roulait fortement, décrivant des oscillations de la plus large amplitude.

Quelques passagers payèrent leur tribut à Neptune ni plus ni moins qu’en pleine mer, prouvant une fois de plus que les voyages les plus pénibles ne sont pas toujours les plus longs, et qu’on peut avoir le mal de mer sans sillonner précisément l’onde amère, comme aurait dit l’abbé Delille.

j’arrivai à Cardiff, heureux de toucher au port. Il était temps ; car moi aussi j’allais, suivant l’exemple de beaucoup de passagers mes voisins, compter, comme on dit, mes chemises. Si je ne m’agenouillai pas en descendant sur le rivage, comme jadis Christophe Colomb la première fois qu’il aborda en Amérique, c’est que cet usage est passé de mode ; mais je n’en bénis pas moins la Providence du fond du cœur, et disant volontiers adieu au pont oscillant du navire, je frappai plusieurs fois du pied avec joie l’immobile plancher des vaches.

À peine débarqués, mes amis et moi (le lecteur n’a peut-être pas oublié qu’un de nos artistes peintres et l’un de ses élèves m’accompagnaient) nous voulûmes parcourir Cardiff. Le chemin de fer pour Swansea ne partait que le soir, et nous eûmes le temps de visiter à l’aise la ville des charbonniers, où une portion des houilles du pays de Galles viennent prendre la mer. C’est là qu’on les embarque pour différentes destinations. On en charge près de deux millions de tonnes par an, sans préjudice de trois cent mille tonnes de fer tirées aussi des usines du pays. Ce commerce amène entre autres étrangers bon nombre de Français à Cardiff, négociants ou marins. Sur beaucoup de devantures de boutiques on lit la phrase sacramentelle : Ici l’on parle français ; il y a même un café français à Cardiff. N’est-ce pas la même chose dans tant de nos villes de

  1. Ce nom d’Avon, que nous retrouverons une fois encore dans l’Afon de Pontypool, vient du gallois avon ou afon, qui veut dire eau.