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dans les villages éloignés que ces croyances exercent sérieusement leur empire. Les populations riveraines ont perdu au contact des Européens une partie de leur confiance en leurs dieux, sans accepter encore en échange aucun dogme supérieur ; de sorte qu’on peut les considérer aujourd’hui comme presque complétement dépourvues de religion. Elles sont tout au plus superstitieuses. Fétiches et féticheurs sont deux mots qui reviennent à chaque instant à la bouche du Gabonais. Tout est fétiche pour lui. « Moondah, » le mot qui exprime cette idée, semble, comme le tabou des Taïtiens, être le fond de sa langue. Le petit ornement en griffes de tigre que ses femmes portent au cou est Moondah ; Moondah encore l’herbe élégante et finement découpée dont il a bien soin d’orner ses instruments de pêche avant de les jeter à l’eau ; Moondah aussi le morceau de cervelle de léopard calcinée que le guerrier cache sous son pagne et qu’il caresse au moment du combat pour se donner du cœur. C’est là un grand fétiche ; mais il y en a un autre plus puissant encore, c’est la cendre que produit la calcination des chairs ou des os d’un blanc ; c’est un talisman infaillible à la guerre.

Mais ce ne sont là que des amulettes, des grisgris. Les vrais dieux sont, des représentations plus ou moins grotesques de la forme humaine. Ces idoles ont souvent la prétention de reproduire les traits de l’Européen, son nez aquilin, ses lèvres minces, son visage coloré. Est-ce une simple fantaisie ? Est-ce une sorte d’hommage rendu à la supériorité de l’homme blanc ? Je ne sais. En tout cas il n’y a pas lieu, je crois, d’admettre l’opinion d’un voyageur du siècle dernier qui, ayant fait la même remarque au Congo, et tenant compte du courant d’émigration qui attire vers la côte les peuples de l’intérieur, pensait que cette forme et cette couleur des idoles indiquaient peut-être l’existence d’une race blanche au centre du continent africain.

On voit quelquefois ces fétiches dans l’intérieur des habitations, surtout dans celles des chefs, où ils jouent le rôle tutélaire des dieux lares du paganisme, mais ce n’est pas l’ordinaire. Dans tout village une petite case leur est spécialement affectée, modeste temple où parfois l’adorateur ne saurait entrer qu’en rampant, mais qui dans les grands villages a des proportions plus en rapport avec l’importance des hôtes auxquels il est destiné. Les indigènes ne laissent pas volontiers les Européens visiter la case fétiche. Dans un village de l’Ogo-Wai habité par des gens de la même race que les Gabonais, j’ai été admis à cet honneur par un brave chef tout heureux de recevoir pour la première fois la visite des Européens. Dans une case assez belle trois fétiches, un dieu et deux déesses, le visage barbouillé de rouge et de blanc, le corps assez proprement vêtu de cotonnades européennes, reposaient sur une espèce de lit ou d’autel. Autour d’eux étaient suspendus divers objets, des pagnes, des peaux de bêtes, point de chevelures scalpées, pas de dépouilles d’ennemis, rien de répugnant enfin, des ex-voto sans doute, mais d’une nature tout à fait pacifique. La bonne et honnête figure de mon hôte s’épanouissait à la vue de ses dieux de bois peint. Étais-je bien dans un temple de sauvage, ou auprès d’un grand enfant souriant à ses poupées ?

Je ne sais trop quelles cérémonies intimes se célèbrent dans l’intérieur de la case fétiche ; peu de choses sans doute : des prières, des invocations au dieu pour obtenir sa protection contre les maladies ou contre un ennemi menaçant, et surtout pour qu’il veuille bien favoriser quelque grosse opération commerciale. Quelquefois les idoles sont promenées en grande pompe dans les villages en fête. Chacun se barbouille le corps des peintures les plus bizarres et suit la procession en psalmodiant ses vœux sur les tons les plus discordants. Quand un village fait ainsi grand fétiche, c’est le roi qui conduit la cérémonie, car il jouit de la double autorité politique et religieuse. Une longue sonnette fixée à un manche recourbé est l’emblème de sa dignité. Devant ce signe respecté tout le monde s’incline, et il est peu d’esprits malfaisants qui résistent à sa puissance.

Mais, indépendamment des rois, il y a des féticheurs en titre, dont beaucoup ont à peine un caractère religieux et sont avant tout devins et médecins. Ils ont la réputation de se mettre à leur gré en communication avec l’Esprit. Quand ils sont appelés à décider sur quelque point en litige, ils s’enferment dans la case fétiche ou se retirent dans un bois solitaire au pied d’un arbre Moondah, et, après quelques heures de recueillement, émettent leur avis. Parfois ils sont invités par les maris à intervenir dans leurs querelles de ménage. Alors se passent des scènes nocturnes où la ventriloquie et autres subterfuges de même ordre paraissent jouer un rôle important. Je fus réveillé une nuit, dans un village de la rivière Ramboé, par des cris aigus qui n’avaient rien d’humain. Puis une voix grave et profonde retentit au milieu du silence général. Son accent était sévère et menaçait comme un anathème. Voyant bien qu’il s’agissait de quelque cérémonie diabolique, et que les cris que j’avais entendus d’abord n’étaient qu’un appel à l’attention publique, je me levai pour en jouir à mon aise ; mais mon hôte, le roi du pays, m’arrêta. « Ce n’est rien, me dit-il, c’est un voisin qui fait fétiche pour sa femme. » Je n’étais pas beaucoup plus avancé et j’allais sortir malgré ses instances, quand il m’assura que le visage des blancs chassait les esprits. On avait même voulu, me dit-il, attendre mon départ pour faire cette évocation, mais le féticheur qui n’était là qu’en passant, était payé et pressé. Je me gardai donc de le déranger. Il continua pendant plus d’un quart d’heure ses admonestations que le roi m’expliquait à mesure. Elles durent faire trembler toutes les femmes du village, car il s’agissait d’une grave infidélité conjugale, et la voix divine ne désignait personne. Enfin des gémissements et des pleurs retentirent près de ma case. C’était la femme du voisin que châtiait d’importance une main rude et sacrée. La vengeance divine était satisfaite, les autres dames durent s’endormir en paix. Elles étaient rassurées, pour cette nuit-là du moins.

Cette correction religieuse, qui a le double avantage d’atteindre la coupable en laissant planer sur toutes les