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l’empereur qu’il paraissait sur le lac quatre hippopotames ; nous eûmes le plaisir de les voir pendant une demi-heure. Ils poussaient l’eau devant eux et s’élançaient fort haut. La peau de deux de ces animaux était blanche, et celle des deux autres rouge. Leur tête ressemblait à celle des chevaux, mais leurs oreilles étaient beaucoup plus courtes ; je ne pus bien juger du reste de leur corps, ne l’ayant vu que confusément. Ces hippopotames sont des amphibies qui sortent de l’eau pour brouter de l’herbe sur le rivage, où ils enlèvent souvent les chèvres et les moutons dont ils se nourrissent. Leur peau est très-estimée ; on en fait des boucliers qui sont à l’épreuve du mousquet et de la lance. Les Éthiopiens mangent la chair de ces animaux, qui doit être une mauvaise nourriture.

« Voici la manière dont on les prend : lorsqu’on en aperçoit quelqu’un, on le suit le sabre à la main, on lui coupe les jambes et il vient mourir sur le rivage en perdant tout son sang. »

Poncet oublie de nous dire que cette chasse à l’hippopotame est le lot exclusif d’une caste assez mystérieuse que l’on appelle Wohitos. Cette caste, qui passe, je ne sais pourquoi, pour musulmane, quoiqu’elle professe (au moins extérieurement) le christianisme, a les traits physiques et la plupart des habitudes des Amhara ; mais je la soupçonne d’être une nation de sang galla, vaincue et maintenue dans une condition inférieure, comme jadis en France les Cagots et les Colliberts. Ce qui me les fait supposer de sang galla, c’est que, parmi les Gallas nord-est, près de l’Haouache, il y a aussi une tribu de Wohitos.

Répandus tout autour du lac, ils sont surtout nombreux vers Koarata ; aussi le marché de cette ville est-il renommé pour les cravaches en peau d’hippopotame


Koarata. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


dont se servent les Abyssins. Puisque j’en suis à ce pachyderme, je ferai observer qu’il abonde dans le lac, où l’on ne trouve pas de crocodiles ; en revanche, l’Abaï, qui a beaucoup de crocodiles, n’a pas d’hippopotames. Cet animal se nomme, en amharique, goumari ; plusieurs rivières du pays portent le nom de Goumara : doit-on en conclure qu’à une époque ancienne ces rivières en étaient peuplées ?

Je quittai Koarata rassasié de beaux paysages, mais affamé par ailleurs, et j’avoue franchement que quatre jours plus tard, en dînant chez le gouverneur de Debra-Tabor, asach Gared, j’attaquai le roast-beef officiel avec autant d’ardeur que les Européens qui m’entouraient attaquaient le brondo, le bœuf cru qui ferait pâlir d’horreurs nos délicates lectrices.

« Comment ! de la viande cruel Ainsi Bruce n’a donc pas menti ? Quels sauvages ! » Pas plus sauvages que vous, querida, lorsque vous mordez dans un roast-beef saignant : encore le brondo des Abyssins est-il plus propre que votre roast-beef, car vous pourriez l’envelopper dans votre mouchoir de batiste sans que la moindre tache rougisse le fin tissu. Il faut donc laisser aux fruits secs de l’amplification ou aux Hérodotes des petits journaux les phrases à effet sur « ces orgies gloutonnes et les filets de sang qui coulent des deux coins de la bouche. »

« Vous en avez donc mangé, vous aussi ? »

Question laquelle je répondrai dans un autre moment. On m’en a adressé, depuis un an, de plus indiscrètes.


XVIII


Église de Tagour. — Dougours. — Heroé. — Djan-Mieda : cascades. — L’arbre du sacrilége.

Comme les pluies duraient encore, je consacrai les jours suivants à de très-courtes excursions, pour lesquelles je profitais habituellement des matinées, où le mauvais temps était rare. J’allais assez souvent sur la route de Gondar, vers Tagour, où je m’amusai plu-