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la permission, et nous descendîmes à notre premier campement de Voehnè.

Nous continuâmes pendant deux jours et demi à travers les basses terres qui précèdent la dega, c’est-à-dire le plateau abyssin proprement dit. C’est ce qu’on nomme la kolla (basse terre) de Tchelga. Bruce y avait passé près d’un siècle avant moi : Poncet, plus d’un siècle et demi. L’itinéraire de Bruce est très-aisé à suivre : celui du voyageur français l’est moins, entre Daberki et Tchelga : il me paraît avoir été plus méridional que le mien. Mon ami Jules Poncet, le voyageur et chasseur bien connu qui a écrit le Nil Blanc, et qui a fait une étude particulière du Sennâr, m’affirma, je ne sais sur quelles preuves, que son illustre homonyme avait passé dans le Dar el Hassib, sur la Dender et le Galogo. Cette discussion n’est pas du ressort de ce récit, et mes lecteurs préféreront sans doute le tableau séduisant (et toujours parfaitement vrai) que l’ancien Poncet trace du pays qu’il parcourait, et que jamais Européen n’avait encore vu :

« Nous gagnâmes le village de Debarke (Daberki) et ensuite celui de Bulbut, et après avoir marché par un pays fort beau et fort peuplé, nous nous rendîmes, le 25 mai, à Giesim, grosse bourgade au nord du Nil et au milieu d’une forêt dont les arbres sont fort différents de ceux que nous avions vus jusqu’alors. Ils sont plus hauts que nos plus grands chênes, et il y en a de si gros que neuf hommes ensemble ne les pourraient pas embrasser. Leur feuille est à peu près semblable à celle du melon, et leur fruit, qui est très-amer, aux courges : il y en a aussi de ronds. Je vis à Giesim un de ces gros arbres creusé naturellement et sans art. On entrait par une petite porte dans une espèce de chambre ouverte par en haut et dont la capacité était si grande que cinquante personnes auraient pu aisément y tenir debout. Je vis un autre arbre nommé gelingue, qui n’est pas plus gros que nos chênes, mais qui est aussi haut que ceux dont je viens de parler ; son fruit est de la figure de nos melons d’eau, mais un peu plus petit. Il est divisé en dedans par cellules remplies de graines jaunes et d’une substance qui approche fort du sucre réduit en poudre. Cette substance est un peu aigre, mais agréable, de bonne odeur et très-rafraîchissante ; l’écorce en est dure et épaisse. La fleur de cet arbre a cinq feuilles blanches comme le lis et porte une graine semblable à celle du pavot…

« Nous partîmes de Giesim le 11 juin ; après cinq heures de marche, nous trouvâmes un village appelé le Deleb, à cause des grandes allées d’arbres de ce nom qu’on voit à perte de vue. Nous marchâmes longtemps dans ces délicieuses allées, qui sont plantées en échiquier. Nous arrivâmes le lendemain à Chan, village sur le Nil, et le jour suivant à Abolkna, où il y a une espèce de buis qui n’a pas la feuille ni la fermeté du nôtre. On voit dans toute cette route de grandes forêts de tamarins toujours verts. La feuille en est un peu plus large que celle du cyprès. Cet arbre a de petites fleurs bleues d’une très-bonne odeur et un fruit à peu près semblable à une prune : on l’appelle erdeb dans ce pays. Ces forêts de tamarins sont si touffues que le soleil ne les peut pénétrer. Nous passâmes la nuit suivante dans la forêt de Sonnone au milieu d’une belle prairie, et en deux jours nous nous rendîmes à Serké[1], jolie ville de cinq à six cents maisons, quoiqu’elles ne soient bâties que de cannes d’Inde. Serké est au milieu des montagnes, dans un beau vallon ; on trouve un petit ruisseau à la sortie de cette ville, et c’est ce petit ruisseau qui sépare l’Éthiopie du royaume de Sennâr[2].

« Depuis Serké, d’où nous partîmes le 20 juin, jusqu’à Gondar, capitale d’Éthiopie, nous trouvâmes quantité de belles fontaines et des montagnes presque continuelles de différentes figures, mais toutes fort agréables et couvertes d’arbres qui sont inconnus en Europe, et qui nous parurent encore plus hauts et plus beaux que ceux de Sennâr. Ces montagnes, dont les unes s’élèvent en pyramides, les autres en cônes, sont si bien cultivées qu’il n’y a point de terrain perdu, et elles sont d’ailleurs si peuplées qu’on dirait que c’est une ville continuelle. Nous couchâmes le lendemain à Tambisso, gros village qui appartient au patriarche d’Éthiopie, et nous rendîmes le jour suivant à Abiad, situé sur une haute montagne couverte de sycomores. Depuis Giesim jusqu’à ce village, toutes les campagnes sont remplies de coton. Nous nous arrêtâmes, le 23 juin, dans un vallon plein d’ébéniers et de cannes d’Inde, où un lion nous enleva un de nos chameaux. Les lions sont communs en ce pays-là et on les entend rugir toute la nuit. On les écarte en allumant de grands feux qu’on a soin d’entretenir. On trouve sur ces montagnes des squinantes et quantité d’autres plantes et d’herbes aromatiques.

« Le 24, nous passâmes la rivière de Gandova, qui est fort profonde et fort rapide, ce qui rend ce passage fort dangereux. Elle n’est pas tout à fait si large que la Seine à Paris[3] : elle descend des montagnes avec tant de rapidité, que dans ses débordements elle entraîne tout ce qu’elle trouve. Ils sont quelquefois si grands qu’il faut dix jours pour la traverser. Comme elle était alors fort basse, nous la passâmes sans peine. Elle se décharge dans une autre rivière qu’on appelle Tekessel (Takazze), c’est-à-dire l’épouvantable, et ces deux rivières unies ensemble vont se jeter dans le Nil. Nous passâmes encore deux autres rivières le jour suivant ; elles étaient bordées de buis d’une grosseur énorme et hauts comme nos hêtres. Ce jour-là une de nos bêtes de charge s’étant écartée de la caravane fut mordue à la cuisse par un ours[4]. La plaie était grande et dangereuse, les gens du pays ne firent que lui appliquer un caustique avec le feu et la bête fut guérie

Le 26 juin, nous entrâmes dans une grande plaine

  1. Tcherkin ou Tchelkign.
  2. Cette limite est encore à peu près la même aujourd’hui.
  3. Comparaison exagérée. Cependant cette rivière roule, au kharif, un volume d’eau très-supérieur à celui de la Seine.
  4. Lisez : une hyène. Il n’y a pas d’ours en Abyssinie.