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voisine de cette ruine que fut assassiné, dit-on, le malheureux du Roulle, envoyé de Louis XIV près du négus d’Abyssinie. Je ne passai point sans émotion sur cette place funeste, car je songeais que j’accomplissais précisément en ce moment la mission civilisatrice dont du Roulle avait été martyr. Mais j’avais moins de mérite que mon prédécesseur, ayant moins de danger à affronter.

Plus heureux que les voyageurs qui ont visité Sennâr au temps de son indépendance, je n’ai eu qu’à me louer de mes relations avec les habitants, à commencer par le commandant de place, officier égyptien plein d’amabilité et de courtoisie, jeune encore, et dont le visage, jauni et émacié par la fièvre, témoignait éloquemment de l’insalubrité du pays. Il avait passé vingt-sept ans au Soudan, et eût bien désiré une garnison plus salubre, en Égypte, par exemple, mais sans protections au ministère de la guerre, il n’avait guère d’autre perspective que de laisser ses os dans cette ennuyeuse contrée. Je lui donnai un petit flacon de sulfate de quinine et une bouteille de vin grec, qui, je me plais à l’espérer, lui auront fait quelque bien.

Je reçus l’hospitalité chez un écrivain du divan, nommé Abdallah Effendi, obligeant et instruit, qui, à son tour, me mit en rapport avec tous ceux qui pouvaient, à Sennâr, me renseigner sur l’histoire passée du pays. Je cherchai inutilement une chronique royale du Sennâr que j’aurais payée au poids de l’or, et j’eus la mortification d’apprendre que le seul exemplaire connu devait se trouver à Khartoum, aux mains d’un scribe riche appelé Gasmessid. Si je l’avais su un mois plus tôt !

J’obtins, en revanche, des renseignements verbaux qui n’étaient pas sans intérêt : traditions, légendes… En voici quelques-unes.

Le père des Fougn, fondateur de Sennâr, était un certain Abdallah, d’une tribu indigène de la Djezirè : un sien enfant ayant été tué par accident par un de ses petits camarades, Abdallah coupa par vendetta la gorge à trois enfants de la tribu, et pour échapper aux conséquences de cet acte sauvage, il se sauva chez les Chelouks, où il passa quelques années. Il y prit femme et fit souche d’une nouvelle famille avec laquelle il revint au pays natal. Ce groupe de métis se donnait le nom de Fougn par corruption de celui de Bougn, que les Chelouks donnent aux Arabes et sous lequel Abdallah était connu chez eux.

Les Fougn, en arrivant aux bords du fleuve, rencontrèrent une femme fort belle, qui avait de magnifiques dents rouges au moyen du henné. « Elle a des dents de feu (sin-nâr) » dit un des émigrants émerveillé de ce trait de coquetterie africaine. Et on donna le nom de Sennâr à la bourgade que l’on construisit en ce lieu.

Cette étymologie est quelque peu tirée par les cheveux ; on m’en a dit une autre moins romantique et plus vraisemblable. Il paraît qu’il y avait en cet endroit une saillie de la berge où les pasteurs avaient l’habitude le soir, d’allumer des feux comme signaux ou pour écarter les lions très-nombreux dans les environs, et qu’on appelait cet endroit la pointe du feu (sin en nâr), d’où Sennâr.

Un genre d’étude, que je poursuivis activement dans cette ville, ce fut l’ethnographie, grâce à la présence d’un bataillon nègre caserné à Sennâr et pour l’étude duquel toutes les facilités me furent offertes. À Khartoum, je n’aurais pu en faire autant : j’y étais connu comme abolitionniste et ennemi public, et Mouça Pacha n’eût pas tenu à voir un trouble-fête comme moi faire son enquête parmi des troupes entièrement composées d’esclaves volés, comme tout le monde le sait, même les écrivains anonymes qui soutiennent le contraire[1]. J’y dessinai quelques types intéressants que j’ai joints à ces pages. Le premier est un jeune Niamniam qui, bien entendu, ne porte pas de queue, mais qui, à peine musulman, s’était empressé d’adopter, comme cachet de la civilisation, les trois raies longitudinales sur chaque joue, blason des Danagla. C’était un beau garçon à teint bistré, nullement nègre : il rappelait assez les Peulhs ou Fellata qui abondent au Soudan, et je ne serais pas surpris que des études postérieures sur cette curieuse race des Niamniams n’amènent la découverte d’une étroite parenté entre eux et les Peulhs, ces puissants dominateurs de la Nigritie occidentale.

Un second type, non moins intéressant à trouver pour moi, c’était un Fertit. On sait que ce peuple étrange habite au sud du Darfour et se lime les dents en pointe, de manière à se donner un râtelier de crocodile. Je fis chercher des Fertit dans toute la garnison : on me trouva un caporal connu pour tel, mais qui, présenté à moi, nia avec indignation, à peu près comme un troupier français à qui on demanderait s’il est de Quimper-Corentin ou de Cancale. Je finis par tomber sur un petit soldat de mine chétive, ayant la denture réglementaire des Fertît, et qui m’avoua qu’il était Kondjara-Fertît ; Kondjara est le nom national des Darfouriens, et mon homme appartenait probablement aux provinces méridionales de cet empire. Je voulus lui faire parler sa langue, et ce spécimen m’eût été d’autant plus précieux qu’on n’a pas de vocabulaire du fertit, mais il déclara obstinément qu’il l’avait oubliée, malgré les instances d’une payse assez éveillée, qui finit par me prier de l’excuser en me faisant comprendre que Rahma (c’était le nom de mon fantassin) était timide et même un peu bête. Je n’en doutais point.

Autant Rahma était petit, noir et mal fait, autant un Niam-Niam dont j’ai oublié le nom était grand et bien découplé. Il était du pays des Makarakah au sud ouest de Gondokoro, et réservait le nom de Niam-Niam pour les populations situées à l’ouest d’un grand fleuve appelé Nzoro ; mais sa tribu parlait la même langue que ces peuples, et était conséquemment du même sang. Il me dit que sa nation adorait le soleil (ourou), ou du moins appelait ainsi la Divinité.

Un autre sujet qui me préoccupait était la recherche

  1. Je parle de l’armée du Soudan. J’ai vu dans les garnisons d’Égypte quelques blancs fournis par la conscription.