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ligne d’habitations terminée par le dôme d’une kouba : c’est Ouad Medinè, vraie ville soudanienne, c’est-à-dire aussi imposante à voir à distance que misérable à l’intérieur. Un grand champ de morts, traversé par la route de Khartoum, la limite vers le nord. Le quartier par où l’on entre dans la ville prévient assez favorablement le voyageur, qui laisse à droite une vaste caserne et une belle habitation particulière qui domine fort heureusement la berge du Nil ; mais c’est tout. Le bazar et la mosquée, que je n’ai pas visités, ne méritent guère la peine de l’être.

Ce qui ajoute à la laideur et au discomfort de Ouad Medinè, c’est la disposition particulière du terrain sur lequel elle est bâtie. Presque tout le plateau qui borde au couchant le fleuve Bleu est une masse de sables argileux, assez compacte à deux kilomètres du fleuve, mais qui, en s’en rapprochant, montre d’innombrables ravins creusés par les pluies estivales. Les petits plateaux qui forment les interstices de ces canaux ont été à leur tour rongés par les eaux, et leur surface, entraînée vers les ravines, s’est arrondie et présente aujourd’hui autant d’ondulations que les dunes de nos rivages. Plusieurs des rues de Ouad Medinè ne sont que les lits poudreux de ces torrents d’un jour.

Cette grosse bourgade, qui m’a paru compter huit mille âmes, n’était qu’un village assez insignifiant en 1822, lors de la chute du royaume de Sennâr. Le vainqueur d’alors pouvait faire de la métropole des Fougn la capitale de ses nouvelles conquêtes ; mais fidèle à la politique assez logique des Égyptiens, il préféra prendre pour centre de son pouvoir une place de nouvelle création, qui ne rappellerait aux Soudaniens aucun souvenir dangereux de leur autonomie passée. Le siége officiel de la vice-royauté du Soudan, laissé pour quelques années à Sennêr, fut transféré à Ouad Medinè, point assez bien choisi pour surveiller à la fois le Sennâr, le Kordefan et Guedaref. C’est de cette époque que datent le bazar, la caserne, la mudirie, probablement la mosquée. Mais déjà l’œil d’aigle du vieux Mehemet-Ali s’était porté sur la « trompe d’éléphant » qui s’avançait au confluent des deux Nils, et dès 1835, Ouad Medinè, déchue de sa grandeur factice par la retraite des fonctionnaires civils et militaires, voyait décroître sa population, qui avait momentanément atteint le chiffre d’environ quatorze mille âmes, voyait Khartoum hériter de ses dépouilles et ne gardait, comme souvenir de son importance à jamais éclipsée, qu’un kachef (sous-préfet) et huit cents hommes de garnison. C’est pour cela que malgré le voisinage d’Abou Haraz, malgré son beau fleuve et sa position avantageuse à l’intersection de plusieurs routes commerciales, Ouad Medinè n’a aucun espoir de retrouver sa splendeur si passagère.

Les routes caravanières qui aboutissent à cette ville sont, outre celle de Khartoum à Sennar, latérale au fleuve, celle du Kordofan à la mer Rouge par Ouad Tchelaï, About, Ouad Medinè, Abou-Haraz, Guedaref, Kassala. Ces deux routes se croisent à angle à peu près droit : la seconde a pour station principale, dans la Djezirè de Sennâr, la petite et commerçante ville d’About, chef-lieu d’un ghizm ou district bien cultivé, à deux journées à l’ouest du fleuve Bleu. Cette route est devenue moins fréquentée depuis la décadence du principal commerce du Kordofan, la traite des gommes : elle a pour principaux avantages sa brièveté et les villages nombreux qu’elle traverse.

La route latérale au Nil ne touche au fleuve qu’en trois ou quatre endroits, et s’en tient à une distance moyenne d’une heure et demie, ce qui s’explique par les nombreux méandres du fleuve et aussi par les bois qui l’avoisinent. En général, le fellah soudanien aime bien mieux mettre entre le Nil et lui le bois dont il a besoin pour son combustible, que de s’enfermer entre un fleuve aux caprices redoutables et une forêt de mimosas qui l’empêche de reculer ses cultures, parce que les défrichements lui sont inconnus et à peu près impossibles avec les instruments imparfaits dont il dispose. Cette route, déserte jusqu’à Djedid (cinq heures de Khartoum), groupe de cinq villages populeux et entourés de belles cultures de dourrah, s’anime ensuite et se couvre de bourgades jusqu’à Messalamié, ville peu connue de nos géographes, absente de presque toutes nos cartes et qui n’en est pas moins, après Khartoum, avant Sennâr, Kassala, Berber et Lobeid, la première ville du Soudan égyptien.

J’ai dit que Messalamié avait remplacé Arbaghi, ville bien autrement favorisée par sa position sur le fleuve même. Pour connaître la grandeur de la première, il faut bien s’expliquer l’antipathie des Arabes nomades pour le bord des fleuves, auxiliaires naturels des invasions étrangères, qui les ont réduits à leur état actuel de vasselage. Les Égyptiens ayant choisi les bords du Nil pour y étager leurs stations officielles, leurs préfectures et leurs garnisons, les Arabes, précisément pour la même raison, ont déserté les marchés du bord de l’eau et se sont portés à ceux de l’intérieur. Or, au Soudan, en dépit de tous les ordres partis des bureaux de la citadelle du Caire, une ville ne peut avoir d’existence solide et durable que par le concours du commerce, qui se plie difficilement aux caprices officiels. Pendant que Sennâr, Halfaïa et Chendi ont décliné, Guedaref, Messalamié, Oued Hessouna ont grandi ; et Messalamié a un chiffre de près de dix-huit mille âmes qui semble destiné à s’accroître plutôt qu’à diminuer. Le grand marché de Messalamié a lieu le mardi. L’article principal est le grain (dourrah) fourni par les districts voisins et par les Arabes de l’intérieur, principalement les Mahmoudié et quelques ferka des Hassanié ; puis viennent les toiles grossières, dites damour, tissées par les femmes des nomades ; l’ivoire et les autres articles de prix se négocient à domicile ; beaucoup de menues denrées ne s’exportent pas et alimentent la consommation hebdomadaire de la ville. Pour me définir l’importance de ce marché, un dongolaoui me disait : « Le jour du souq de Messalamié, tel boucher tue vingt vaches, tel autre cinquante moutons. »

Il n’y a pas à Messalamié, dans la population indi-