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et se livrant au fond des bois à des pratiques de sorcellerie, cette discussion fut interrompue par l’apparition d’un objet qui me fit perdre sur-le-champ le fil de mes idées et donna gain de cause à mon adversaire dans la thèse absurde qu’il soutenait contre ses congénères.

Au tournant d’une plage, sur un talus bordé de balisiers, se dressait, penché sur l’eau qui reflétait sa silhouette, un de ces Ficus dont on compte dans le bassin de l’Ucayali-Amazone, quarante-trois variétés. Le tronc de l’arbre bizarrement contourné, ressemblait à un faisceau de câbles tordus par la main d’un géant. Cette bizarrerie naturelle valait bien un regard sans doute ; mais la tête de l’arbre fixa seule mon attention : à l’extrémité de ses branches, pendaient une foule de grosses poires que le vent agitait doucement, on eût dit un immense chapeau chinois secouant ses sonnettes.

Ces poires ou ces sonnettes, comme on voudra les appeler, étaient des nids de caciques (oriolus) de la variété dite à croupion d’or.

Ces beaux oiseaux de la taille de notre merle, habillés de velours noir de la tête aux pieds et portant sur la face postérieure du dos, une large tache d’un jaune de chrôme qui semblait au soleil plus brillant et plus d’or que l’or, comme dit Sapho dans un de ses épithalames, ces oiseaux pareils à des abeilles autour de leur ruche, allaient et venaient autour de leur demeure aérienne ou plongeaient brusquement dans l’intérieur par une fente longitudinale qui tenait lieu de porte.

Tout en dessinant ce Ficus et ses fruits vivants, je voyais mes hommes examiner l’état de l’atmosphère, se montrer du doigt l’horizon et échanger quelques paroles dont je ne pouvais comprendre le sens. Intrigué par ce manége, j’en demandai l’explication à Julio. Ventarron, me répondit-il laconiquement.

Ventarron pouvait se traduire par coup de vent ; mais comme le ciel était couleur de myosotis, le soleil radieux, la brise insensible et la rivière unie comme une glace, je ne sus trop à quoi rimait ce mot sinistre et de nouveau j’eus recours à mon interprète juré. — Nous allons avoir un coup de vent, me dit-il, cette fois.

La prédiction me parut hasardée ; néanmoins je l’accueillis avec plaisir. La vue d’un ciel serein et d’une eau toujours calme finit à la longue par devenir monotone et je ne fus pas fâché de les voir changer de physionomie. Je m’installai donc au fond de ma pirogue comme un abonné de théâtre dans sa stalle d’orchestre et commodément assis, j’attendis le lever du rideau et la représentation du coup de vent annoncé par Julio.

Durant un quart d’heure, j’eus beau regarder et prêter l’oreille, je ne vis ni n’entendis rien, si ce n’est un bruit sourd qui semblait sortir du fond des forêts, mais sans que leurs cimes parussent agitées.

Mon pilote, le nez en l’air, continuait d’inspecter l’atmosphère. Un moment, je crus que, pareil au sale animal dont parle l’évêque d’Hippone, la rétine de son œil avait la faculté de résorber la couleur du vent. Toutefois sa mine n’avait rien d’alarmant ; son profil même était assez grotesque et je me serais senti disposé à en rire, si, tandis que je l’examinais à la dérobée, un rideau de brume n’eût voilé tout à coup le disque du soleil et fait succéder le crépuscule d’une éclipse à la pure clarté du jour.

En un instant le bleu du ciel se nuança de jaune, tourna au pers et se fixa dans une teinte d’un vert livide, strié de roux et de noir comme le plumage du vautour-harpie autochtone. De légers frissons coururent sur l’eau dont la couleur blonde devint grisâtre.

À ce moment nous nous trouvions au milieu de l’Ucayali. L’endroit parut périlleux à nos gens, qui obliquèrent à gauche afin de rallier l’entrée d’un canal (moyuna) formé par le rapprochement d’une île et de la terre ferme. Sous l’impulsion des rames, l’embarcation fila rapidement vers le point indiqué. Mais comme si la colonne d’air qu’elle déplaçait dans sa marche eût réveillé la tempête endormie, de folles bouffées d’un vent lourd et chaud commencèrent à agiter la cime des arbres.

Julio engagea ses compagnons à redoubler d’efforts et les seconda de son mieux avec sa pagaye. Bien que la pirogue glissât sur l’eau comme une mouette, la tempête parut la gagner de vitesse. Au moment où le vieux pilote criait à ses aides : Valor muchachos — courage garçons ! — un tourbillon, avant-coureur de l’ouragan, passa sur l’embarcation et la débarrassa de son toit de palmes.

Je jetai un cri de surprise et d’effroi. La situation devenait critique. Le vent arrivait sur nous avec un bruit retentissant et sous son passage les grandes forêts de la rive droite ployaient et s’affaissaient comme des tiges d’herbes.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, la rivière s’était plissée comme un front de mauvaise humeur, puis ces plis étaient devenus des sillons et ces sillons, labourés par le vent, s’étaient changés en grosses lames, qui se contournant en volutes et se heurtant par leur sommet, nous jetaient des flocons d’écume au visage.

Malgré certain émoi dont je n’étais pas maître et que plus d’un lecteur trouvera naturel, je ne pouvais m’empêcher d’admirer le sang-froid de mes hommes. Accoutumés dès leur enfance à jouer avec l’Ucayali, ils semblaient indifférents à sa colère, et, le laissant rugir tout à son aise, ramaient imperturbablement vers l’endroit qu’ils s’étaient proposé d’atteindre et qu’ils atteignirent sans autre accident que le choc un peu brutal de quelques lames qui les arrosèrent et moi avec eux, de la tête aux pieds.

À peine avions-nous doublé la pointe de l’île et hâlé la pirogue à terre, que la trombe, qui nous suivait au pas de course, traversa le lit de l’Ucayali et vint s’abattre sur la rive gauche, éparpillant le sable et heurtant pêle-