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je le laissai boire et cligner de l’œil tout à son aise, et lui faisant de la main un signe d’adieu, je rentrai dans l’embarcation, qui s’éloigna sur-le-champ de Schética-Playa.

Le nymphæa géant que j’emportais défraya la conversation pendant quelques instants. Au dire de Julio et de ses compagnons, certains lacs de l’intérieur sont si bien recouverts par cette plante, qu’une embarcation ne peut se frayer un passage à travers l’inextricable réseau de ses pétioles et de ses pédoncules, croisés, entrelacés, noués, comme les lianes d’une forêt vierge sous-marine. Avec les riverains de l’Ucayali, qui, comme nous l’avons dit, appellent en quechua ce nymphæa machu sisac (la grande fleur), les Indiens du Haut-Amazone le nomment iapuna-uaopé[1], ceux du Bas-Amazone, jurupary-teañha[2], et dans le Sud, vers les sources des affluents de droite de ce fleuve, les Guaranis, sur le territoire desquels il croît également, l’appellent Irupé[3].

Ce nymphæa, dont l’odeur pénétrante rappelle à la fois celle de la pomme rainette et de la banane, nous paraît être, aux dimensions et à la couleur près, du même genre que le nymphæa victoria ou regia trouvé par Haënke sur le Mamoré ; par d’Orbigny sur le San-José, affluent du Parana ; par Pœppig sur un igarapé de l’Amazone ; par Schomburkg dans la Guyane anglaise ; enfin, par Bridges sur le Jacouma tributaire du Mamoré.

Dans sa monographie des serres d’Europe, Van Houte, qui a peint et décrit cette splendide nymphæacée, dont notre Jardin des Plantes possède un spécimen dans son aquarium, a donné aux pétales extérieurs de la fleur un blanc pur ; ceux qui leur succèdent sont flammés de rose tendre et, en se rapprochant du centre, ils revêtent une teinte uniforme d’un rose de Chine intense et brillant, très-différent des nuances rose sale et violet vineux sombre de la fleur trouvée par nous sur le lac Nuña. Remarquons en passant que l’habitat géographique de cette plante, qui s’étend de l’Ucayali au Teffé, et de la Guyane anglaise aux Moxos, ajoute encore à la surprise et à l’admiration qu’éveillent dans l’esprit ses dimensions phénoménales.

Aucun incident qui vaille la peine d’être relaté ne se produisit durant la journée. Après un certain nombre de canaux relevés en passant sur l’une et l’autre rive, comme le soleil déclinait, et qu’aucune habitation n’était en vue, nous campâmes sur une plage du nom de Huangana ou du Pécari. À l’aide de roseaux qui y croissaient en abondance, mes gens me fabriquèrent un ajoupa très-confortable, sous lequel, étendu sur le sable tiède, et abrité par ma moustiquaire, je passai une excellente nuit.

Le lendemain, comme nous quittions cette plage hospitalière, un tronc d’arbre qui passait au large, poussé par le courant, me donna l’idée de prendre un bain matinal en pleine rivière. Je fis forcer de rames pour rejoindre l’arbre vagabond, et quand nous l’eûmes atteint, et que la pirogue eut été attachée à une de ses maîtresses branches, je dépouillai mes vêtements, montai sur ce plancher flottant et piquai une tête dans la rivière. Mes gens ne tardèrent pas à suivre mon exemple. Comme nous n’avions à craindre, avec les caïmans, ni les gymnotes, ni les daridaris, ni les candirus, vermine ichtyologique qui pullule sur les bords de l’Ucayali, mais ne s’aventure jamais au large, nous jouîmes d’un plaisir sans mélange.

Pendant une heure, nous nous baignâmes, nous fumâmes et cheminâmes tout ensemble ; puis, quand nous fûmes las de ce triple exercice, nous rentrâmes dans la pirogue, et larguant l’amarre qui l’attachait au tronc d’arbre, nous laissâmes celui-ci continuer sa route.

À midi, nous avions atteint l’entrée du canal Yanacu, qui court parallèlement à l’Ucayali, à deux embouchures sur la rivière, et longe le territoire des Amahuacas et des Chacayas, groupes d’Indiens qui relèvent de la famille Pano, dont ils parlent l’idiome. Ces indigènes appartenaient à la tribu des Schetibos et s’en sont détachés en même temps que les Sensis[4]. Comme ces derniers, avec lesquels ils vivent en paix, mais sans relations de voisinage, Amahuacas et Chacayas trafiquent avec les Missions de la plaine du Sacrement de tortues, d’huile de lamantin, d’arachides et de salsepareille. L’inoffensivité de ces indigènes est proverbiale parmi les riverains de l’Ucayali, qui les traitent fort cavalièrement, et, le cas échéant, disent volontiers : sot comme un Amahuaca ou bête comme un Chacaya. Dieu nous garde de confirmer de pareils dires. Nous ajouterons seulement que les représentants des deux tribus que nous avons vus dans les Missions, où les appelait leur commerce, étaient d’une douceur moutonnière qui frisait l’abrutissement. Les deux groupes réunis donnent à peine cent cinquante hommes.

La discussion ethnologique qui s’était élevée entre mon pilote et moi au sujet de ces indigènes qu’il déclarait être des gens sans aveu, venus on ne savait d’où

  1. Le nom de Iapuna a été donné par les Indiens du Haut-Amazone à ce nymphæa, à cause de la ressemblance de sa feuille avec la grande poêle en fer et sans manche (panela) dont ils se servent pour sécher la farine de manioc. Cette poêle est appelée par eux dans l’idiome tupi ou lengua geral de l’Arnazone, Iapuna. Uaopé est le nom par lequel ils désignent l’oiseau Bentivi des Brésiliens, (Lanius sulphuratus) dont nous avons eu déjà l’occasion de parler. Comme cet oiseau hante les feuilles de notre nymphæa sur lesquelles viennent se poser des insectes, mouches et libellules, dont il fait sa pâture, les indigènes ont accolé son nom à celui de la poêle que leur rappelait la configuration de la feuille du nymphæa. De là Iapuna-Uaopé — la poêle de l’oiseau Uaopé.
  2. En langue tupi : teañha — hameçon — Jurupary — diable — hameçon du diable, à cause des longs et nombreux piquants dont les pétioles et les pédoncules de la plante sont armés.
  3. De I — eau et rupè — plat ou couvercle plan — littéralement : plat d’eau.
  4. Depuis 1810, les Sensis, n’ayant contracté aucune alliance avec les tribus voisines, ont conservé jusqu’à cette heure dans toute sa pureté le type originel de la famille ; tandis que les Amahuacas et les Chacayas, — nous le croyons du moins — se sont mêlés aux Cocamas du Haut-Amazone, avec lesquels, la situation même de leur territoire, près de l’embouchure de l’Ucayali, les mettait en relation.