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caïmans, les daridaris et les candirus l’eussent interrompu d’une façon tragique, mais à l’avant d’une pirogue tourné au large. Là, debout et munis chacun d’une calebasse qui nous servait à puiser de l’eau, nous nous arrosions de la tête aux pieds ainsi que le font les sauvages[1]. Après un certain nombre de ces douches et le corps suffisamment rafraîchi, nous rentrions au couvent et prenions possession de nos moustiquaires.

Comme nous aurons l’occasion de revenir sur les daridaris, les candirus et autres individus de leur espèce qui peuplent les eaux de l’Ucayali-Amazone, tournons momentanément le dos à la rivière, et rentrons dans les bois où foisonnent les jolis sites, les recoins ombreux et charmants.

Un de ces endroits que j’avais découvert le lendemain de mon arrivée et vers lequel m’entraînait une prédilection secrète, se trouvait à une demi-lieue du village dans l’aire de l’ouest. C’était un grand espace à peu près circulaire, déboisé autrefois par les indigènes et reboisé depuis par la nature, qui s’était plu à le couvrir de ces arbres à suc laiteux que les savants ont nommé Galactodendron utile[2], les habitants du Venezuela arbre de la vache, et que les riverains de l’Ucuyali qui ne savent pas le grec et n’ont jamais vu de bœufs ni de vaches appellent sandi.


Intérieur de l’église de Tierra Blanca.

Pêle-mêle avec ces sandis croissaient d’épais fourrés de lycopodes qui couvraient le sol d’un tapis moelleux et formaient autour de chaque arbre comme une élégante corbeille. Ces gracieux acotylédones, hauts de cinq à six pieds, pourvus de rameaux et de ramuscules, semblaient une miniature de forêt vierge, mise en regard de la grande forêt qu’on apercevait à distance. Un poëte horticulteur de l’école d’Alphonse Karr se fût peut-être épris de la gracilité mignonne de ces plantes, que les néophytes de Tierra Blanca, hostiles à toute poésie, emploient à bourrer leurs paillasses à défaut de balle d’avoine ; mais un coloriste du tempérament de Diaz se fût extasié à coup sûr devant la variété d’aspects qu’elles offraient aux diverses heures de la journée, soit que le matin les glaçât d’ombres bleues, que midi les baignât d’une clarté blonde ou que les rayons du soleil couchant les teignissent de pourpre et d’or.

  1. Ce n’est guère qu’à partir du 7e  degré, où commencent à se montrer dans l’Ucayali, ces sauriens et ces poissons redoutables, que les indigènes usent pour se baigner d’un pareil moyen. Les populations qui vivent au delà du 7e  degré dans la partie du Sud, se baignent en pleine rivière où ils n’ont à redouter d’autres accidents que des coryzas occasionnés par la fraîcheur de l’eau.
  2. C’est à Humboldt, nous le croyons sans toutefois en être sûr, qu’est due la qualification de Galactodendron utile donnée à cet arbre lactifère que nous rangerions volontiers dans la famille des Sapotées, si les savants, après l’avoir introduit sur la foi de Kunth, dans la famille des Urticées, ne l’en avaient retiré pour le classer dans celle des Artocarpées, où pour ne pas les contrarier, nous le laisserons. Le lait du Galactodendron, dit le savant voyageur que nous avons cité, est employé comme aliment par les habitants du Venezuela et lieux circonvoisins. Plus tard, nous aurons l’occasion de revenir sur cette séve lactée qui n’a rien de nuisible lorsqu’on en boit accidentellement quelques gorgées, ainsi qu’il nous est arrivé de le faire parfois, mais dont l’usage journalier, comme substance alimentaire, amènerait bientôt de graves désordres dans l’économie animale. Lorsqu’il arrive aux indigènes d’y goûter, c’est un peu par désœuvrement, un peu pour donner le change à leur soif et à défaut d’eau pure ou de fruits sylvestres trouvés en route ; un peu enfin, pour montrer au curieux qu’une petite dose de ce liquide peut être absorbée sans danger. Mais ils n’en font pas plus leur nourriture que les Ottomaques de l’Orénoque et les Macus du Japura ne se sustentent de terre, bien qu’ils puissent mêler à leurs aliments ou prendre en forme de pilules et comme stimulant, apéritif ou digestif, — la chose importe peu — des boulettes d’une certaine glaise.

    Dans son Traité de botanique, A. de Jussieu renchérissant sur le dire de l’illustre Humboldt, appelle le fruit farineux de l’Artocarpus incisa et la séve du Galactodendron utile — « un pain et un lait tout préparés par la nature pour l’habitant de ces contrées. »

    Pour compléter l’idée du savant botaniste, ajoutons qu’avec ce pain et ce lait, s’il manquait à l’habitant du Venezuela un récipient quelconque, tasse, bol ou soucoupe pour déjeuner plus à son aise, le Crescentia cujete ou calebassier pourrait le lui fournir à peu de frais.