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quaire et l’alla tendre en regard de la sienne. J’étais bien et dûment impatronisé au logis.

La violence amicale qui m’était faite dérangeait un peu mes plans ultérieurs et me causait certaine humeur dont le Père Antonio eût pu constater les effets, si cette humeur ne se fût dissipée à la voix de Jeanne, nous annonçant que le dîner était servi. Aux deux bouts de la table que j’ai décrite, deux assiettes en terre brune évasaient leurs disques. Le centre était marqué par une soupière où fumait un ragoût de tortue ; des racines de manioc cuites sous les cendres remplaçaient le pain, et dans un vase ébréché, mais d’une forme assez gracieuse, miroitait de l’eau fraîchement puisée à l’Ucayali. Les verres, cuillers et fourchettes, que je cherchai des yeux, avaient été retranchés du service comme autant de superfluités.

Tout en me désignant la place que désormais je devais occuper à table, le révérend me pria d’excuser la pauvreté de sa vaisselle et la frugalité de son menu en faveur de l’affection qu’il m’avait vouée et de la liberté dont je jouirais sous son toit. « Ici, ajouta-t-il malicieusement, vous pourrez entrer à toute heure dans les maisons des néophytes, sans qu’un pouvoir ombrageux s’en inquiète ; Tierra Blanca n’est pas Sarayacu. » Je compris l’allusion et le coup de griffe ; mais le dialogue que j’entamais en ce moment avec le turtle soup m’empêcha d’y répondre. Cette soupe-ragoût où Jeanne avait prodigué le piment orocote, ardait de telle sorte, qu’après en avoir mangé une assiettée, il me sembla qu’à l’instar des coursiers de Phœbus, je jetais feu et flamme par les narines. Quelques gorgées d’eau atténuèrent l’action de ce volcan intérieur dont ma bouche était le cratère. En guise de dessert, Jeanne nous apporta sur une assiette des cure-dents empruntés aux tiges luisantes de l’herbe canchalahua ; lisez Panicum dentatum.

L’ordinaire de Tierra Blanca, comme j’en pus juger par ce premier repas et ceux qui le suivirent, était loin d’égaler celui de Sarayacu où des mets variés sollicitaient l’appétit des convives. Il est vrai que la Mission centrale avait pour approvisionner sa table le produit régulier des dîmes et l’apport journalier de quatre Mitayas chasseurs et pêcheurs, tandis que sa voisine manquait de ces ressources. Depuis deux ans la dîme était abolie à Tierra Blanca, et la Mila que le Père Antonio qualifiait de corvée immorale, scandaleuse et anti-libérale, venait d’y être supprimée à la satisfaction des Mitayas ou corvéables.

C’est au système de réformes adopté par le révérend que nous devions de faire triste chère, et, chose pire, d’être mis au régime d’un mets unique et toujours apprêté de la même façon. Si quelque néophyte allait d’aventure chasser ou pêcher dans les environs et gratifiait la cuisinière d’une portion de son butin, ce jour-là, jour marqué par moi d’une pierre blanche, nous avions à dîner, soit du poisson frais, soit du gibier maigre. Mais le cas était rare, trop rare, hélas ! Les néophytes de Tierra Blanca, régis par des institutions plus libérales que ceux de Sarayacu et jouissant de tous leurs droits civils, en profitaient pour rester chez eux et passer le temps à boire, à fumer et à se balancer dans un hamac, ainsi qu’il convient a des hommes libres. De là une pénurie constante dans leur garde-manger ; de là encore, cette monotonie dans le menu de nos repas dont la tortue bouillie faisait invariablement les frais. J’en excepte les jours ou nous n’avions pas de tortue ; mais ces jours-là nous mangions des racines.

Si l’insistance que nous mettons depuis tantôt cinq mois à détailler en public la carte des repas que nous pouvons faire et les soupirs dont nous ponctuons chaque mets ont pu sembler étranges, ridicules, insupportables même aux lecteurs des deux sexes qui daignent nous suivre en idée, nous répondrons à leur blâme tacite que l’alimentation quotidienne, cette grande affaire à laquelle ils reviennent d’eux-mêmes deux fois par jour, étant pour l’indigène de la plaine du Sacrement comme pour le missionnaire et le néophyte, l’objet d’une préoccupation constante et le but de mille expédients, il était difficile au voyageur qui traverse leur territoire, habite sous leur toit, participe à leur genre de vie et prélève une part sur leur nourriture, de ne pas se réjouir ou s’affliger avec eux selon que cette nourriture abondait ou se faisait rare.

De là nos digressions habituelles dans le domaine de la gueule, comme eût dit l’honnête Panurge. Mais de telles digressions, qu’on le sache bien, loin de déparer un voyage comme le nôtre où le caprice de la forme n’est qu’un voile jeté sur le sérieux du fond, le caractérisent au contraire et le font valoir. Tel l’habit diapré d’Arlequin fait valoir la couleur sévère de son visage. Au point de vue humanitaire et philanthropique, ces digressions sont d’ailleurs un avis indirect donné aux voyageurs qui viendront après nous, de joindre à leur bagage scientifique un assortiment varié de conserves alimentaires.

Ainsi qu’on l’a vu par ce qui précède, la vie matérielle à Tierra Blanca laissait à désirer sous le rapport des voluptés gastriques ; mais la liberté d’action dont on y jouissait, compensait jusqu’à un certain point la médiocrité de la chère et de la cuisine. Comme l’avait insinué le Père Antonio, nul pouvoir ombrageux n’épiait les démarches de l’ignorant désireux de s’instruire ou du curieux avide de tout voir. À toute heure du jour, du soir ou de la nuit, on pouvait entrer dans les maisons des néophytes, interroger les hommes, faire jaser les femmes, tirer les vers du nez ou la vérité du cœur des enfants, et cela sans qu’un alcade-espion, comme à Sarayacu, ne s’enquît aussitôt aux maîtres du logis du motif de cette visite et ne l’allât redire à un gobernador pour que celui-ci en fît son rapport au chef supérieur. La majeure partie de mon temps se passait dans les bois où je trouvais à chaque pas matière a étude et à réflexions. Les notes à transcrire, les croquis à retoucher, les causeries sérieuses ou plaisantes avec mon hôte occupaient agréablement le reste des heures de la journée. Le soir venu, nous nous rendions à la rivière où nous prenions un bain, non pas en pleine eau, les