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moitié sauvages, vaguaient dans les rues ; ils paraissaient ne pas souffrir, étant abrités par leur robe d’hiver, un poil rude et serré qui les rend assez semblables à des sangliers.

Nous voici à Chawle, une ville juive. Là se retrouve le type oriental, et sur la tête de l’homme le turban dépaysé en Russie. Nous visitons un petit bazar d’un assez joli aspect avant de rentrer à la station de poste. La salle, meublée d’objets de brocantage empruntés à tous les pays, était ornée d’images coloriées, parmi lesquelles on remarquait un grand tambour-major, l’impératrice Joséphine et le roi de Rome. On nous apporta une machine à thé, samovar, qui nous fit pousser une exclamation de surprise et de dégoût, tant était rebutante la malpropreté qu’on semblait y avoir entretenue. Cependant nous fûmes bientôt convaincus que nous aurions pu ménager nos exclamations pour le sucre et pour le pain, et surtout pour les tasses qu’on devrait laver à tout le moins une fois l’an. Si peu rassurant que fût le vase à eau chaude, et si malpropre que fût le calice, le thé étant fait, il fallut le boire ; mais nous ne voulûmes pas boire jusqu’à la lie.

Je ferai grâce au lecteur d’un détail particulier sur un réduit indescriptible que le latin, bravant l’honnêteté, ferait seul comprendre. L’hiver qui glace tout n’avait pas malheureusement arrêté les fumées nauséabondes qui s’élevaient de la petite maison en planches où l’on entasse pendant plusieurs mois les détritus fermentés des provisions de ménage. Sous ce rapport, du reste, les autres cités de la Russie du Nord ont, sans en excepter Saint-Pétersbourg, peu de chose à envier à la ville juive.

Quand nous arrivâmes le lendemain à Tauroggen, la dernière ville de la Russie, par conséquent sur la ligne et de la frontière, le pereklednoï nous mena droit à la douane (tamojna). La couronne, pour parler le langage du pays, y entretient une foule d’employés qui pullulent, gravement assis dans de grandes salles.

On nous conduisit vers un directeur.

J’avoue que je ne songeais pas sans quelque perplexité aux ennuis qu’on pouvait nous susciter pour une foule de raisons, dont la plus mauvaise n’eût pas été le portrait du colonel de Grün, enrichi de divers ornements, en tête de nos malles.

« Je suis prévenu, messieurs, de votre passage, » nous dit le directeur.

Cette formule polie me flatta médiocrement.

« Vous allez avoir un homme de confiance… »

L’homme de confiance arriva : c’était un vétéran. De grandes moustaches blanches rejoignaient ses favoris ; une longue rangée de médailles et de croix était placée en brochette sur sa poitrine. Nous descendîmes avec lui.

Devait-il avoir confiance en nous, ou nous en lui ?


Mendiant en Lithuanie.

À la troisième marche de l’escalier :

« Je suis père de famille, » nous dit-il ; et il tendit la main.

La glace était rompue.

« Tu es père de famille, est-ce notre faute ? lui répondit Louis. Voyons, que te faut-il pour adoucir les ennuis de la paternité ?

— Donnez-moi un impérial, Gospodin. »

Louis donna environ vingt francs. Le vieillard ferma la main avec joie. Nous n’étions pas mécontents de lui. Sauf l’immoralité de ces moyens de corruption qui avilissent celui même qui donne, l’argent n’était pas mal placé. Le père de famille rangea nos effets, prêt à y apposer sa marque, une croix de craie blanche avec un parafe. Un chef parut.

« À qui ces bagages ? »

Le douanier nous montra.

« Est-ce visité ?

— Pas encore tout à fait.

— Je vous adjoins quelqu’un ; attendez. »

L’homme de confiance n’attendit pas. Pourquoi partager son pourboire ? Il était trop bon père pour en avoir l’idée. Il courut s’assurer qu’aucun de ses supérieurs ne venait ; puis, marquant nos effets du signe rédempteur, il fit un clignement d’yeux au postillon, qui comprit qu’un verre de vodki l’attendait au retour, et il le conduisit jusqu’à la porte. Nous montâmes dans la voiture.

« Pachol, en route ! » cria-t-il en saluant.

Nous partîmes au galop de nos chevaux, regardant comme autrefois la sœur Anne, craignant que quelqu’un ne nous poursuivît pour finir la visite ; mais nous ne vîmes que la neige qui poudroyait au soleil sur la route et de lourds chariots conduits par les juifs. L’iemschik chanta, agita debout sur son siége les rênes de ses chevaux, les appelant de leurs plus doux noms. Nous montions : les chevaux allèrent plus vite encore. Il ne nous resta plus qu’à atteindre le cordon frontière, gardé par un poste au bout de l’horizon.

Une grande barre de bois formant bascule était abaissée sur la route, un Cosaque auprès, dans une guérite.

Nous y arrivâmes.

Le Cosaque fit sonner une cloche ; un officier sortit d’une baraque placée à quinze pas de la guérite. Nous exhibâmes, par les mains du postillon et du Cosaque,