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grande caserne, immense maison informe percée d’ouvertures régulières donnant vue sur la morne campagne où nous sommes. Nous entrons dans le lit glacé de l’Aa, où reposent couchées sur le flanc de grandes barques mâtées. Nous voici dans Mitau. Nous avons laissé à droite le bâtiment de sinistre aspect, qui n’est autre que le château, celui où s’ennuya royalement, au milieu d’une petite cour d’émigrés, sans autre horizon, durant les jours d’hiver, que la monotonie de la neige blanche, rompue par les sapins noirs, le comte de Lille, qui devait plus tard revenir en France régner sous le nom de Louis XVIII. La ville de Mitau passe pour être une des plus hospitalières de Russie.

Un peu avant Gamozki, nous avons dépassé la Courlande pour entrer dans l’ancienne Lithuanie.

La route, encombré de neige, est bordée des deux côtés par des paysans de corvée, hommes faits et vieillards, femmes et enfants, armés de pelles, de marteaux, de pioches : ils ouvrent comme une tranchée un passage pour les voitures ; ils examinent les voyageurs avec une respectueuse curiosité. L’iemschik, en passant, donne quelques coups de fouet à ceux qui soufflent dans leurs mains pour se réchauffer. Pauvre Lithuanie, pauvre pays de désolation, pauvres villages !


Ouvriers charpentiers revenant de leur ouvrage.

Aux carrefours des chemins, de vieilles colonnes de bois vermoulu, taillées à jour et pieusement découpées, servent de refuge à quelque saint de bois, quelque ancien évêque convertisseur, qui, maintenant au ciel, est, suivant la croyance de ceux qui l’invoquent, chargé de bénir le pays et de le faire prospérer. Ils s’acquittent mal de leur mission. Les habitants ont un aspect de dégradation et à la fois de résignation morne, douloureuse à voir. Près des villages, sur de petites éminences qu’on appelle des montagnes, les cimetières ont un air désolé. L’un surtout m’a paru le plus triste qui fût jamais : sous un ciel gris, d’un gris terne et sourd, coupé à l’horizon d’une tranche de lumière jaunâtre, de grandes croix de bois, de hauteur d’homme, s’élevaient, moitié brisées et pourries, du milieu de leur linceul de neige. À peine elles étaient défendues par de maigres sapins, à verdure noire, usés par le vent et tout dépouillés du côté du nord. Là viennent aboutir et se reposer après la vie les populations des villages qui bordent la route, et ils sont nombreux. La Lithuanie catholique est peuplée, malaisée au delà de ce que j’ai jamais vu nulle part, et malpropre jusqu’à l’idéal. Des cabanes qui tombent en ruines si l’on peut appeler ruines ces restes de pièces de bois grossièrement équarries, disjointes par l’humidité, le froid et la bise, des cours infectes, des portes mal assemblées, des trous dans le toit en guise de cheminées ; en guise de fenêtres des auvents qui se relèvent de haut en bas pendant le jour, pour se fermer entièrement le soir aux regards indiscrets.

On se cache les uns des autres. Partout des églises, construites en bois, le plus souvent sur des assises de pierres et revêtues de couleurs vives, discordantes, d’un goût plus que douteux. Couverts de haillons de toutes sortes, de toutes couleurs, ou plutôt sans autre couleur que celles de leurs taches, les mendiants venaient, se pressaient près de la voiture, dans la nudité de leurs vêtements ; des femmes qui étaient mères et qui nourrissaient leurs enfants, découvraient en tendant la main une poitrine et des seins nus que le froid marquait d’un rouge violet ; elles frissonnaient sous leurs loques trouées ; elles essayaient de réchauffer leur nourrisson, tandis que nous avions froid sous nos fourrures. Les porcs, à