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« Bien !… dit-il ; et il prit son lorgnon pour regarder encore. Bien… cela est plus fort. Allons ! je serais curieux, messieurs, de m’assurer si vous me direz en face, à moi, ce que vous avez représenté là. »

La tournure de l’affaire devenait équivoque.

« Pourquoi non, monsieur, dit Louis résolûment. Ceci, monsieur, est votre figure en pied, tel que vous vous êtes fait voir l’année dernière dans un des quadrilles de mascarade particulière. Vous trouverez vos complices dans les pages suivantes. »

La réponse, si nette qu’elle fût, était débitée d’une façon tranquille, mais non agressive.


Un Lithuanien.

Le baron se consultait. Il reprit la feuille, la ploya avec un calme de commande et du plus mauvais augure. Le major était immobile, roide comme la statue du Festin de Pierre. Son supérieur nous regardait d’un œil froid et fixe. Sans parler davantage, il plaça le papier dans la poche de côté de son manteau d’uniforme.

Puis silencieusement il le retira avec la même solennité.

« Je voulais savoir si vous auriez peur.

— À quoi bon ? »

La pièce de conviction remise sur la fenêtre, il s’excusa d’avoir cassé le papier avec une courtoisie que je trouvai, je l’avoue, d’assez bonne grâce, et cessa sa perquisition.

« Il me semble, major, que nous en avons vu autant que nous pensions. »

Le major approuva par une grimace ; au fond, il me parut indigné.

Après ce final un peu gaulois, nous causâmes, ou plutôt, pour être vrai, le baron causa quelques instants de la température, de bastions, de la paix et de la guerre ; puis il prit congé de nous en nous demandant pardon de la démarche et de la liberté grande, qu’il rejeta sur le général commandant la citadelle et sur la nécessité.

Nous les reconduisîmes ; les soldats descendirent derrière eux.

Je racontai alors à mon frère mon entrevue avec le général Wrangell. Nous pouvions croire que tout était fini. Une voix officieuse, des plus bienveillantes et des mieux informées, que je voudrais pouvoir remercier, nous prévint de nous tenir sur nos gardes. À la demande expresse du colonel de la police, le chef immédiat du major, nos effets devaient être, on nous en avertissait, très-spécialement visités à la frontière, au moment du passage de Russie en Prusse. Il n’était pas impossible qu’on nous fît éprouver des ennuis, dont le moindre était un séjour forcé à Tauroggen.

« Vous seriez bien aimable, répondit Louis, de faire savoir au colonel que la première chose qu’on trouvera dans nos malles, à l’intérieur et par-dessus, ce sera le portrait du colonel, non pas flatté cette fois, mais enrichi de ses attributs. »

Ainsi fut fait. Ce n’était peut-être pas de la prudence et de la sagesse, mais tous les âges ne raisonnent pas de la même façon.


Jeune paysan lithuanien.

Quelques jours après, à la suite d’adieux émus, car je regrette sincèrement quelques personnes que j’ai connues en Livonie, nous quittions Riga. Un pereklednoï, une lourde voiture posée sur patins, nous emportait, la malle-poste manquant de places suivant l’usage. Mal garantis du froid, quoique nous eussions le corps entouré d’un double rempart de fourrures, les pieds chaussés de trois paires de bas et de bottes de feutre, la tête préservée par un bonnet fourré et des cache-nez, nous allions rapidement, sur le chemin plat à perte de vue, par une route couverte d’une neige épaisse et grise, sans autre incident que des chocs qui nous jetaient brusquement dans la neige, tapis fort doux. Nous nous y trouvions assis tout d’un coup, le cocher un peu en avant de nous dans la même posture. Il se relevait après nous en disant : « Cela ne fait rien, nitchevo, » et remontait sur son siége, faisant pour l’acquit de sa conscience quelques remontrances à ses chevaux.

Quelques verstes après la station d’Oley, nous laissons les terres de Livonie ; nous entrons en Courlande, ancienne possession des Livoniens, en franchissant, sans presque nous en douter, un affluent de l’Aa. Dans les lits des fleuves gelés et couverts de neige, la voiture descend par des plans inclinés et glisse comme sur les chemins frayés. Voici les longues files de sapins et de bouleaux bordant la route, ou l’on ne voit de vivants que quelques juifs à longue robe, quelques paysans voituriers, et des corneilles qui s’acharnent à chercher des moyens d’existence dans les rares ordures de la route.

Le soir se fait. Nous découvrons de loin une sorte de