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vait détacher ses yeux de l’image du bambino. Puis, après la tendresse, l’orgueil de la mère eut son tour, et bientôt, grâce a elle, l’image passa de main en main, au grand scandale des rigides Osmanlis, qui détournaient les yeux avec horreur, tandis que toute l’assistance féminine paraissait émerveillée, et souriait doucement au peintre comme pour le remercier.

À part cette répugnance qu’ils ont à la reproduction de leurs figures, les Turcs que nous avons sur le bateau (je ne puis parler que de ceux-là), me paraissent de bons diables, gais, rieurs et volontiers familiers. Je sais que ce n’est pas ainsi qu’on représente d’ordinaire les Turcs. Mais, enfin, en Turquie comme ailleurs, la règle, en supposant qu’ici le contraire soit la règle, souffre des exceptions. L’un m’offre du tabac, blond comme une chevelure d’allemande, odorant comme un parfum d’Arabie. Un autre, en train d’accoler une bouteille avec une double expression d’amour et de reconnaissance qui me prouve que la chanson de Sganarelle est dans son cœur, me la tend avec tant de bonne grâce que je suis forcé d’accepter. Mais ses jolis glouglous ne paraissent pas aussi doux à mon oreille qu’à la sienne, et c’est en rechignant que j’avale deux ou trois gorgées de son contenu, l’inévitable eau-de-vie de prunes, que, sous les noms de slïvovitza, rakiou, raki, on rencontre partout des Carpathes aux Balkans, et des Balkans à l’Archipel. Je ne pus découvrir d’où venait ce digne fils du Prophète, dont les façons, de même que la physionomie, étaient assez bizarres. Il menait avec lui deux grandes négresses, serrées dans une robe étroite de grosse toile, les épaules recouvertes d’une sorte de scapulaire de trappiste sans capuchon, et la tête enveloppée. De toute leur personne, on n’entrevoyait que leurs mains luisantes et du plus beau noir.

Commis voyageurs. — Dessin de Lancelot.
Négresses voilées. — Dessin de Lancelot.

Il faisait très-beau et très-chaud malgré la tente qui nous abritait. Les deux tonneaux d’eau exposés sur le pont et mis libéralement à la disposition des passagers étaient à sec, et déjà les plus altérés commençaient à l’aide de gourdes et de bouteilles pendues à des ficelles, à puiser à même le fleuve, bien que son eau passe pour malsaine et engendre, dit-on, la fièvre, lorsque nous jetâmes l’ancre devant Calafat. Une source ! une source ! cria l’un des passagers, de l’air joyeux dont la vigie d’un navire en détresse signale une voile ou une terre à l’horizon. En effet nous apercevions à mi-côte une nappe limpide miroiter à l’ombre d’un acacia et couler dans un ravin de sable blanc. Au même instant une quinzaine de passagers bondirent à terre et escaladant la dune avec une ardeur de zouaves, coururent à la source pour s’y désaltérer.

Calafat, dont nous ne pouvons que soupçonner l’emplacement, caché qu’il est par la colline qui borde la rive du fleuve, rappelle un des principaux épisodes de cette campagne du Danube, qui fut comme le prologue de la guerre d’Orient ; et dans laquelle les Turcs, commandés par Omer-Pacha, déployèrent une bravoure et un héroïsme dignes des plus beaux jours de leur histoire. On s’égaye volontiers aux dépens du Turc en général, et du soldat turc en particulier ; moi-même peut-être, durant le cours de ce récit, je me serai laissé aller plus