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bras, flânant d’une rive à l’autre, marchant et m’arrêtant suivant le hasard et la fantaisie. Mais notre représentant à Belgrade (M. Dozon, chancelier gérant le consulat général en l’absence du consul) à qui je communiquai mon projet m’en détourna bientôt en mettant sous mes yeux mille obstacles auxquels je n’avais pas songé : absence de gîtes sur la route ; dangers de fâcheuses rencontres ; périls de navigation ; abondance de sentinelles turques sur la rive droite, profusion de fonctionnaires autrichiens sur la rive gauche ; mauvais vouloir des deux côtés ; explications impossibles. Il aurait fallu tout au moins louer une barque aménagée de façon à y cuisiner et à y dormir, avec un nombre suffisant de rameurs et de domestiques ; or n’étant pas assez riche pour fréter comme Lamartine ou M. le duc de Luynes une caravelle à mes frais, je n’avais rien de mieux à faire qu’à retourner à Semlin pour m’embarquer sur un bateau du Lloyd. En attendant, ayant tout le reste de ma journée à donner à Belgrade, je résolus de l’utiliser de mon mieux, et grâce à la parfaite obligeance de notre chancelier, devenu depuis consul à Mostar, je vis en quelques heures tout ce que la ville renferme d’intéressant ou de curieux.

Je ne sais quel voyageur, Anglais, je crois, a comparé Belgrade à une gigantesque tortue de mer. Cette comparaison, tout imparfaite et grossière qu’elle est, peut servir à donner une idée de la forme et de l’aspect de cette ville célèbre. Dans cette hypothèse, l’extrémité du promontoire, sur lequel la forteresse est assise, sera figurée par la tête de l’animal. Le plateau nu et aride que nous avons décrit de Semlin et qui s’étend, en forme d’esplanade, entre la forteresse et la ville, représentera le cou, tandis que la ville elle-même, avec ses rues étroites qui, se détachant du sommet de la colline, comme d’une arête centrale, descendent en pente de chaque côté vers les rives du Danube et de la Save, rappelle à l’esprit le dos voûté de l’animal.

Topographiquement, Belgrade se divise en deux : d’une part la forteresse, de l’autre, la ville. Sous le rapport politique et administratif il comprend trois parties très-distinctes : la forteresse, occupée par les Turcs et où réside le pacha ; l’ancienne ville, vulgairement appelée le Faubourg, qui est comme indivise entre les Turcs et les Serbes, et la nouvelle ville, le vrai Belgrade, où les Serbes habitent seuls[1].

Essayons de les décrire rapidement l’une après l’autre.

À tout seigneur, tout honneur ! Saluons d’abord les maîtres prétendus du lieu. Vue de l’esplanade avec ses vieux murs crénelés en briques rouges, ses poternes en ogives moresques écrasées, ses longues coulevrines vertes à culasses ciselées couchées sans affût sur les remparts, ses bastions munis à tous leurs angles de gros mortiers accroupis dont les gueules béantes s’élèvent par dessus les parapets, la citadelle n’a pas trop mauvaise mine. Si elle n’a pas recouvré l’importance militaire qu’elle possédait autrefois, lorsqu’elle était comptée au nombre des plus fortes places de l’Europe, il est vrai de dire aussi qu’elle ne présente plus cet aspect misérable et délabré que signalait M. Blanqui, il y a vingt ou vingt-cinq ans. Non-seulement les travaux exécutés depuis cette époque l’ont mise sur un pied de défense respectable ; mais les bouches de ses canons, dirigées la plupart du côté de la ville, feraient soupçonner chez elle certaines velléités guerroyantes, qui ne paraissent pas devoir contribuer beaucoup au maintien de l’entente cordiale entre les Turcs et les Serbes. L’esplanade est célèbre dans l’histoire des guerres par les luttes sanglantes dont elle a été le théâtre entre les Turcs et les Autrichiens, Il est peu de villes, en effet, qui aient soutenu autant de siéges que Belgrade. Soliman s’en empara en 1599 ; l’électeur Maximilien de Bavière, en 1688. Reprise deux ans après (1690) par les Turcs, puis par le prince Eugène et le général Laudon (1717 et 1789), elle tomba pour la troisième fois, en 1791, au pouvoir des Ottomans. Les Serbes s’en emparèrent à leur tour le 12 décembre 1806, sous Karageorge, presque au début de cette lutte héroïque qui se termina par l’affranchissement de la Serbie. C’est l’honneur de ce petit pays, tandis que les autres provinces turques, la Grèce, la Roumanie, durent en grande partie leur émancipation à l’intervention de l’Europe, d’avoir conquis lui-même son indépendance.

L’aspect intérieur de la forteresse est, m’a-t-on dit, moins satisfaisant. Ce n’est que ruines, et décombres. Un seul bâtiment paye de mine au dehors et n’est pas dénué même d’un certain confort au dedans. Je veux parler de ce grand édifice carré qui, vu de l’embarcadère de Semlin, me faisait l’effet d’une caserne. C’est le konak du pacha.

En effet, la citadelle de Belgrade forme un gouvernement à part qui figure le cinquième sur la liste des éyalets (pachaliks) de l’Empire. Ce gouvernement, qui comprend, en outre de la citadelle de Belgrade, la « Porte de la guerre sainte (dar-ul-djihad), » comme l’appellent les Turcs, les six autres forteresses serbes où la Turquie a conservé le droit de garnison, est placé sous le commandement d’un pacha de premier rang, ayant le grade de muchir (maréchal), ou tout au moins de ferik (général de division). L’effeclif est actuellement, me dit-on, de quatre mille hommes. La dépense ne s’élève pas à moins de cinq millions de francs, c’est-à-dire un peu plus de dix fois la valeur du montant du tribut que la Serbie paye annuellement à la Turquie. Je ne me pique pas d’être un grand politique ni un grand économiste ; mais il me semble que la Turquie, dont les finances ne sont pas déjà si florissantes, pourrait faire un emploi plus judicieux de son argent. Il faut qu’un jour ou l’autre Belgrade retourne tout entier à la Serbie, comme Venise à l’Italie. Dès lors, à quoi bon ces canons, ces soldats et ces millions jetés chaque année dans le Danube ?

La ville mixte s’étend autour de l’enceinte de la forteresse jusqu’à une ligne de fossés, en partie comblés,

  1. Depuis, cette situation a été modifiée (protocole de la conférence de Constantinople du 8 septembre 1862). Ce qui était exact alors ne l’est plus aujourd’hui.